lundi 29 octobre 2007

Curriculum Vitae, vie encerclée

Un CV, qui traîne sur une pile de papiers, dans une salle de réunion. Je tends la tête pour le déchiffrer. Il s'agit d'une personne qui travaille dans une pièce au fond d'un couloir : je reconnais la photo. Une femme, la cinquantaine. Deuxième, troisième CDD ici ? Championnat du monde de la précarité. On ne va tout de même pas engager des vieux, non ? S'ils faisaient des crises cardiaques en pleine réunion ? S'ils perdaient leurs cheveux en plein déjeuner ? S'ils devaient s'absenter pendant des mois pour se faire greffer un dentier ? Des vieux, des femmes, des vieilles filles. Alors que les gens poussent tels des bananes dans les arbres, sans cesse renouvelés comme dans un perpétuel printemps.

L'entête indique pourtant, en caractères gras : 47 ans, célibataire, sans enfant. Mon ventre se serre, je sais bien ce que ça veut dire. Ca veut dire : "J'ai pas ou peu de copain, ni de mari, j'aurais jamais d'enfant, je suis prête à bosser comme une malade, gardez-moi".

J'ai horreur des CV. Le protocole pour se faire embaucher serait "De quoi ai-je l'air en tutu ? ", ça me ferait la même impression. Chaque candidat aurait pour devoir de garder en état un vieux tutu rose, acheté juste après l'école, à l'entrée de la vie professionnelle. Il devrait se le trimballer sous le bras, pour, devant un parterre de briscards désabusés à la calvitie naissante, effectuer des pas de danse.

" Vous avez l'air ridicule en tutu, vous le savez ?
- Oui, mais j'ai rudement besoin de trouver du boulot, monsieur.
- Bien, bien. Continuez. Pas chassé, pas chassé, ciseaux.
- Humpf, humpf, humpf.
- Et oui, hein, l'embonpoint, hein.. c'est gênant. Quelles sont les motivations qui vous mènent à manger trop gras ?
- Pas le choix... hmpf... les pâtes.... hmpf... c'est pas cher. Les pauvres sont gros, c'est connu.
- Encore un effort. Voilà. Brisé, Entrechat, Emboîté.
- Je connais aussi quelques... hmpf... airs de ténors.
- Non ça ira. Ronde-de-jambe, parfait. Et pour finir, un dégagé. Merci monsieur."

Les jeunes, l'autre fois, sont tombés sur un CV. Dans la fameuse case divers (aime la musique, les films de kung-fu, anime l'association des rescapés du cancer, pratique le yoga, fait pousser du cannabis), ils lisent : "Auteur d'un blog"... ricanements. Hum. Je me tasse sur mon siège.

47 ans, célibataire, sans enfant. Mon imagination, qui est mélancolique ce matin, me murmure de noires variations sur cette donnée furtive, dessinant une silhouette en ombre chinoise, dérisoire, sur une pile de papiers. Tout doit tenir sur une feuille, les CV prennent plaisir à nous réduire, à nous compacter, à nous compiler. J'imagine un appartement propre, un studio, une affiche de building à Manhattan en noir et blanc, ou bien une exposition à la mode, mais de la mode d'il y a trois ans. J'imagine une table basse, en verre, jonchés de petits objets pointus, avec aucun être minuscule autour, papillonnant pour les ingérer, dans l'espoir d'aller aux urgences.

J'imagine un ordinateur, un dossier avec des CV par paquet, téléphoner, prendre rendez-vous, prendre le métro, tacher de convaincre, le coeur battant ; s'emmêler dans des questions tordues, faire croire que l'on est un saint sans aspérité ni perversion, donner l'illusion. Repartir, reprendre le métro, ouvrir la porte d'un appartement. Ouvrir la porte d'un réfrigérateur, l'air polaire qui s'en échappe, puis sentir le studio se glacer infiniment, allumer le chauffage, faire couler de l'eau brûlante, brûler des revues, brûler des papiers, des chaises, brûler les murs, et puis les affiches, pour réchauffer la nuit dévorante, son haleine blanche. Lire un livre de poche. Allumer la télévision.

Sur un cahier elle note tout, avec méthode. Elle veut assurer. Elle s'accroche. Les jeunes stagiaires ont des cernes à force de soirées passées dans des jeux de rôles numériques. Ils n'ont pas d'enfant, ils sont un peu mal à l'aise quand je raconte malicieusement des anecdotes du style "j'ai changé un gros caca hier soir", sachant très bien que je vais passer pour un énergumène. Ils ont la vie devant eux. Ils ont vingt ans, dix-neuf, ils sont forcement célibataires, ils n'ont forcément pas d'enfant, et ce n'est même pas la peine de le mentionner sur leur CV.

Quelques jours plus tard, ce matin même. 47 ans. Célibataire. Toujours pas d'enfant. Elle passe vite fait, en coup de vent, dans notre plateau, elle s'éclaircit la voix, au passage, prend un ton enjoué, s'étrangle, reprend : "Et bien bonne continuation à tous !".

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...