vendredi 26 octobre 2007

En 1984 (2)

Nous sommes bien en 1984, donc. A Toulouse, donc. Il fait chaud, il y a un paquet d'enfants dans une minuscule piscine bleue gonflable. Là bas, on mange des "chocolatines".

L'herbe est jaune, c'est un lotissement avec une seule maison. Il y a un enclos qui sépare le terrain d'un immense rien du tout, perdu dans la banlieue d'un bourg jouxtant une sous-préfecture perdue.

Les adultes sont dépendants de la pétanque, ils s'entraînent du matin au soir. Tout le monde porte des petits shorts brillants, et des bobs, c'est la famille des grandes saucisses. Les jambes dépassent interminablement de ces petits shorts, et se terminent par des espadrilles. La scène se déroule dans le souvenir, les gens en sont conscients, ils sont légitimement heureux d'être plus jeunes qu'aujourd'hui.

La nuit, les papillons et les moustiques font l'heure de pointe sur les lampes de fortune accrochée aux branches, les arbres, comme des sapins de noël, sont cintrés de rallonges électriques. Les fous de la pétanque se perdent dans le sublime, la victoire et la défaite, et le recommencement éternel.

Ma mère s'est remariée, je suis dans ma belle famille, donc, je suis bien traité, mais j'ai la perpétuelle impression d'habiter une salle d'attente.

J'ai, au pied, des méduses, ces sandales en plastique vert-bouteille qui font floc quand on marche. Soudain, on amène un petit boîtier rouge. Comment a-t-il attéri là ? On s'installe dans le salon "roccoco-la halle au meuble", les enfants sont en maillot de bain, en short brillant, en bob, fiers de vivre dans les années quatre-vingt. Le premier prix d'une tombola ? Le cadeau oublié de l'arbre de Noël d'un comité d'entreprise ? Matra et Hachette. C'est un Alice.

Il y a un dessin sur la boite, sur le manuel aussi ; c'est une blonde de l'espace, une fée qui fait flotter le boîtier rouge, semblable aux personnages de Valérian et Laureline, ma bande dessinée culte de l'époque.

C'est un des premiers micro-ordinateur. Il n'y a pas de disque dur, il n'y a pas de lecteur de disquette, il y a les touches posées à même l'engin, comme un protubérant téléphone portable. Il n'y a pas de disque dur, donc : quand on l'éteint, tout s'efface, quand on le rallume, il renaît de ses cendres. Alice, la blonde de l'espace.

Lorsqu'on a dix ans, on est souvent impressionnée par les blondes de l'espace. Dans la famille réunie autour du téléviseur, je tends mon cou pour saisir ce qui se trame. On branche l'ordinateur sur la télévision, avec une prise péritel. Un écran bleu sidéral apparaît, alors, et un curseur clignote dans un coin. Chacun se regarde, amusé, des poules ont trouvé un couteau.

Alors, comment ça marche ? A quoi ça sert ? Moi je devine que les blondes de l'espace ne sont pas là pour servir, pour être utile, elles sont là pour suggérer des mondes inconnus et des odyssées potentielles. Je tends tellement le cou, ma tête risque de se détacher à tout moment. Laissez moi voir ! Nous sommes dans les années quatre-vingt, et c'est le premier ordinateur que je découvre. Le curseur clignote, le boîtier rouge, la blonde de l'espace, l'écran bleu, comme le grand bleu, je suis enivré.

Quelqu'un, laborieusement, avec son bob, son short rutilant, tape quelque chose sur le clavier, pour communiquer avec l'objet : "bonjour ! ".

Alice, l'ordinateur, le curseur, la blonde de l'espace, l'esprit des transistors, répond :

Syntax Error

Quelqu'un rit. On recommence. Elle parle anglais, cong. On essaye de lui causer français. Et la blonde de l'espace, comme un sphinx mécanique, de répondre, aussi invariable que la constante de Planck :

Syntax Error

Au bout d'un moment, quelqu'un, en short, décide de compulser l'épais mode d'emploi. Le manuel est à mes yeux un grimoire à miracles, puisqu'il est épais, et illustré par une blonde de l'espace. Certains se lassent déjà, ouvrent des bières 33 export trouvées dans des volumineux pack de mille. Se grattent le short lumineux. Sortent profiter du doucereux été, du chant des insectes innombrables, de l'atmosphère euphorique du souvenir.

Alors on trouve la première instruction, dans l'épais manuel. print.

Quelqu'un tape :

print "coucou"

Alice répond :

coucou

C'est une rencontre du troisième type. Nous avons communiqué avec un boîtier. Le rectangle est à nos ordres, docile, compact, mystérieux, comme un tableau de bord de fusée, sans fusée.

Après une vingtaine de commande "print" (print "salut" - salut - print "merde" - merde (rires) - print "tu es con"), le salon se dépeuple, et la foule fait de la place entre Alice et moi. Je prends le manuel sur mes genoux, le long apprentissage du Basic commence. La nuit je m'endors en lisant le livre, la tête pleine de "goto", "gosub" et autres "input". Le grimoire, les termes ésotériques, kabbale de nombres entiers, instructions, sous-programme. Tel un Harry Potter en short brillant, il me semble entrer à l'école des sorciers. Fini la piscine. Fini l'air épais qui plane comme une brume sur l'herbe jaunie. Il y a mon visage, son reflet sur l'écran bleu.

Les vacances sont finies, je laisse derrière moi Alice, elle retrouve son espace, retourne léviter ses boîtiers dans sa capsule. Oh j'aurais bien voulu son adresse, lui envoyer une carte postale, rédigée en Basic, pleine de "print". Mais sa mémoire s'est vidée, une fois la prise débranchée. L'hiver arrive, et j'ai perdu ma baguette, mais les formules, elles, hantent mon esprit. Big Sister.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...