samedi 24 novembre 2007

Communication digitale, zéro

La vie offre parfois des moments de honte tel que l'idée de vivre au fond d'un abris nucléaire, avec des boites de flageolets, ou dans une cabane oubliée sur la montagne en mangeant des baies paraît alors une alternative tout à fait engageante.

Pour mieux saisir cette histoire, il faut la replacer dans son contexte. A l'époque, il y avait un service client dans mon entreprise, tenu artisanalement par des jeunes filles à peine sortie du lycée, qui mâchaient, le casque téléphonique sur la tête, des gros chewing-gums roses et en faisaient des bulles. L'une de ces bulles, la bulle Internet, éclata dans l'air, avec plein de gens dedans. A partir de là, et tous les six mois, des plans sociaux renvoyèrent quelques jeunes Rastignac dans leur Bretagne natale, dans une ambiance de Star Academy un peu ulcérante. Les survivants, comme moi, tachaient de se faire petits comme des playmobils, de ne pas péter, de porter des couches pour ne pas aller aux toilettes, d'éviter de montrer son sexe au Président Directeur Général, ivre le jour d'un cent-douzième pot de départ. Des réunions générales étaient vite organisées, devant des employés debout aussi joyeux que des poulets de batterie. On prononçait des discours fédérateurs, tandis qu'en coulisse, le prochain licenciement s'organisait prestement, délai étroit oblige.

Comme on le sait, il n'y a rien de tel qu'un bon licenciement économique pour recruter d'autres personnes juste après, des cadres bien habillés, et mieux payés que ceux d'avant. C'était naturel, avec les économies qu'on faisait, on pouvait se le permettre. Au Service Client, il fut donc décrété la fin de la république autogérée des filles, il arriva enfin quelqu'un de sérieux, un homme. C'était un jeune cadre dynamique, il portait une cravate, sauf le vendredi bien sûr, "Friday Wear" oblige. il articulait quand il parlait, blond, le nez pointu, une tête de fouine.

Tout de suite, il organisa, il planifia, il installa des " procédures ", il fit des " schémas ", et afficha sur les murs des sentences et des consignes en gros caractères. Puis il se ficha derrière son ordinateur, et tapota, dans son coin. Au bout de quelques semaines, ses subordonnées commencèrent à s'interroger sur l'apport effectif de leur responsable dans leur labeur, ainsi que sur toutes ces inconnues qui cherchaient à le joindre au téléphone. Certaines interlocutrices se montraient très coquines, malicieuses, voire franchement explicites. Pas très comptabilité-fournisseur, tout ça. Parfois, quand il revenait de déjeuner, il trouvait sur un post-it des messages notés scrupuleusement par la standardiste, du genre " Tigra a hâte de se faire dresser par le bambou " ou " La vampire a les crocs, tarzan75 ".

Un certain malaise s'installa. Une enquête fut discrètement ordonnée, un stagiaire informatique option KGB se fit une joie de monitorer son ordinateur. Il s'avéra alors que le jeune homme passait l'essentiel de son temps sur des sites de rencontres en pleine expansion, sites de charme, érotiques, échangistes, amateur cochon zootruc, etc. Sans se démonter, digne, le jeune cadre dynamique fit face, organisa une réunion avec ses jeunes amazones. Quelque part, il fit preuve d'un certain courage, mais il sentit vite une atmosphère à se retrouver ficelé dans un coffre de voiture, le pénis coupé dans la bouche. La confiance ne régnait plus, en somme. Il disparut du jour au lendemain.

***

C'est dans cette ambiance de rigolade que j'entre en scène. Je travaillais dans un coin, je répondais à des mails toute la journée, les yeux rivés sur " Outlook Express ". Des centaines de mails, des centaines de centaines, mon adresse directe étant proposée brutalement, en clair, sur des sites marchands.

Un lundi matin, j'étais fatigué, je répondais à un client grec, paf, j'appuyais sur mail suivant. Je tombais sur un problème insoluble, paf j'effaçais le mail, mail suivant. Une jeune employée arriva alors pour me poser une question. C'était une toute petite personne, Mimi Geignarde, excessivement bavarde. Du genre à raconter des détails croustillants à toute l'entreprise. Et elle venait droit vers moi.

La sentant arriver, j'envoyai machinalement le message en cours, j'appuyai sur message suivant et je pivotai ma chaise vers elle, attentif. Elle commença alors à m'interroger, toute petite, avec ses lunettes et son petit cahier ; je l'écoutais bras croisés, lorsque son regard fut attiré par mon écran. Elle fit une bouche toute ronde, des yeux exorbités d'horreur, et s'interrompit pour fuir. Je tournai quant à moi ma tête vers mon ordinateur et je découvris une spectacle fort incongru en plein écran, d'une obscénité grandiloquente et animée, une femme les jambes écartées, des messieurs tout autour et de fort bonne humeur.

L'infamante mésaventure avait une explication scientifique : le message suivant dont j'avais lancé l'affichage était un spam plus vicieux que de coutume. Il contenait un script provoquant l'ouverture d'une fenêtre en plein écran, publicité fort percutante. Mais allez expliquer ça à des jeunes filles à lunettes, hein. Sur le champ, je me précipitai vers ma collègue afin de sauver ma réputation dans ce coupe-gorge. Elle m'écoutait avec un air de sphinx, la bouche pincée. "Je peux tout expliquer, dis-je d'un rire faussement détendu..." Et je me lançai dans des théories sur les javascript, la publicité non sollicitée, que je subissais sans me plaindre dans la solitude de mon bureau bien caché. Autant chanter Carmen à un caillou.

Quelques heures après, tel un Jacques Chirac, je tentai de me sortir de cette affaire (nous mangions tous ensembles, dans une cantine). Discret d'habitude, j'abordais le sujet de plein front, en insistant bien sur le côté cocasse, plaisantant, me tapant le genou. La collègue disait : ouais, ouais. Puis, l'après-midi, je fis moi-même le tour des services, dissertant au passage sur ce bon moment dont j'étais le héros.

La jeune fille, comme beaucoup d'autres, fut licenciée quelques mois plus tard ; elle regagna sa Bretagne natale.



Musique : "www.com", Arthur H. (mais je ne l'ai trouvé nulle part, ben tant pis)

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Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...