vendredi 9 novembre 2007

La valse des monstres

Dimanche, c'était journée squelette. Nous sommes allés nous balader au Jardin des Plantes, vaste esplanade jonchée de feuilles rouges, périphérique de joggers dont les pas saccadés font un paisible bruit de froissement sur le sol.

J'adore la ménagerie du Jardin des Plantes, on peut s'y promener tranquillement sans trop être dérangé par des animaux. Qu'il est bon de respirer l'air frais devant les cages vides, qu'il est doux de contempler l'architecture des volières désertes. Parfois, nous montrons à Kéké une bête : "Regarde ! Un pigeon ! Admire ! Un chien ! Quel spectacle fascinant ! Des fourmis !"

A chaque fois que nous y allons, nous nous délectons de quelques moments traditionnels. Nous visitons les Orang-Outangs, qui ont toujours cet attitude au delà du sinistre, cet air de jouer une représentation de "Phèdre Dévastée" au festival Off d'Avignon par le "Théâtre du Silence". Kéké regarde, fronce les sourcils devant ces êtres poilus qui nous dévisagent, et font des pipis délirants accrochés au plafond. En tant que geek incurable et débile, je ne manque jamais de désigner les pandas rouges, qui dans la grande cuvette les hébergeant aiment à s'entasser tous dans un même trou, pour faire des siestes molles, comme dans Cute Overload. A chaque fois, je précise que c'est d'eux que vient le terme "Firefox", tandis que ma compagne a déjà fui, me plaignant dans le vent de la traduction erronée, "Red Panda".

Mais ce dimanche là, E. avait une forte envie de squelette. Nous n'allâmes donc pas à la ménagerie, mais à la galerie d'Anatomie comparée. Là s'élève et parait marcher dans la même direction la foule jaunâtre des espèces, dans leur version décharnée. Tous dans le même sens, donc, comme une grande manifestation dans laquelle on semble revendiquer inlassablement : "Nous voudrions être immortel ! - Trop tard, répond Dieu, ce n'est pas négociable."

En tête du cortège, conduisant la cohorte du règne animal, savourant son triomphe debout sur un piédestal, et le doigt levé vers le dôme lumineux - l'Homme. Quelle adorable humilité ! C'est qui les maîtres du globe, hein ? Les patrons de la planète ? Bon, effectivement, c'est de bonne guerre : quand les loutres construiront leur propre musée des espèces, qu'elles n'hésitent pas à mettre tout devant, à l'entrée, un victorieux écorché de loutre.

Ainsi, nous avons visité et comparé. Kéké marchait à vive allure, slalomant entre les pièces ; je le suivais consciencieusement, de peur qu'il ne fasse tomber quelques dinosaures à l'instar de ses tours de cube. A ce rythme trépidant, les créatures se mélangèrent rapidement dans mon esprit. Début de mammouth et fin de loup, queue de pachyderme et visage de chat. Tous, dans ce gigantesque jeu de mikado, avaient le même regard obscur des têtes de crânes, cet air particulièrement sévère et froncé, l'oeil profond, les tempes vides, le visage maigre des morts à la retraite, avec des Ray-Ban.

Pourquoi les crânes me terrorisaient-ils tant quand j'étais petit ? C'est vrai, après tout, il s'agit juste de l'os de la tête. Depuis toujours, je me suis figuré les dentistes comme des Hamlet dont j'étais le crâne. Ils me sculptaient les os de la bouche, fredonnant des choses sur la vanité du monde, travaillant cette matière personnelle qui est l'une des mieux placées pour perdurer au delà des années post-moi. Mes dents me font peur, comme des êtres indépendants capables de me survivre. Comme si j'allais me retrouver derrière cette vitrine, là où subsiste, parmi tant de fossiles, l'échantillon d'un semblable, un homme, comme le tombeau du civil inconnu.

A la vue de quelques fameux spécimens, je me concentrais pour l'exercice : imaginer, derrière les carcasses ces êtres formidables qui avait foulé le sol. Les peupler de peau et de chair, leur prêter du mouvement, des muscles tendus, de la fièvre, du sang, de la faim, de la colère. Ça devait pétarader, quand le Tyrannosaure se pointait pour gueuler : "RANGE TA CHAMBRE NOM DE ZEUS" ! Dressé sur ces pattes, le lézard démesuré surgissait d'un passé aussi disparu que celui du paquet de cigarettes à dix francs.

Au fond du musée, comme chez un fantasque antiquaire, se cachaient quelques placards que je qualifiais de particulièrement gore. Tout d'abord, neuf squelettes de foetus, un pour chaque mois de la gestation. J'étais sidéré de constater à quel point l'homme ressemble tout de suite à l'homme, dès l'origine. Modèle réduit, homme de poche, silhouette miniature. Plus loin des animaux blancs, délavés, ouverts comme des coffres à secrets dévoilant le trésor de leurs organes. Enfin, le placard des monstres. Monstre en Y, aux corps dotés de deux têtes, monstres en λ (lambda), deux corps se terminant en un seul visage. Chats siamois, mélange de canards, animaux fusionnés comme autant d'expériences ratés d'un divin savant fou ; bêtes cyclopes, chats, rats, à l'oeil formolé, figés dans une expression d'erreur au centre d'un bocal.

Pendant ce temps, Kéké admirait une baleine majestueuse, et ne voulait plus la quitter. Bon sang, Pinocchio, dans le corps de son cétacé avait plus de place que chez nous !

...Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ?
Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette ?
Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

Danse macabre


Edit : La valse des monstres, en musique.

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