vendredi 16 novembre 2007

Les yeux qui ne bougent pas

Hier, c'était Beaujolais Nouveau, avec Monsieur Romano. Au fait, Monsieur Romano, tu as le droit de laisser un commentaire, en bas, ce n'est pas un club privé, ici, je ne suis pas habillé en cuir avec une cravache à la main et une casquette en clou (du moins pas aujourd'hui).

Bon, le Beaujolais nouveau, pour moi, ce n'est pas pareil que pour les autres. Les autres, les parisiens, avec l'accent pointu, ils en profitent pour se beurrer avec du vin pas fini, puis ils disent des bêtises dans le métro, ils braillent pour se défouler d'habiter dans des studios, et au final ils se vautrent en vélib'. Mais moi, le Beaujolais, ce n'est pas pareil. Déjà, quand je suis beurré, je dis toujours des choses intelligentes. Bon, j'articule moins bien, parfois pas du tout, parfois je me trompe de mots, parfois je vomis, mais toujours intelligemment. Bref, je dis des choses intelligentes, à défaut d'être intelligibles.

Et puis le Beaujolais, c'est un peu grâce à moi qu'il existe. Pendant sept ans, j'ai vendangé dans le Beaujolais. Sans le savoir, vous avez dû boire ces dernières années une bouteille avec un peu de raisin que j'ai ramassé, un peu de mon labeur, de mon amour, de ma sueur, avec aussi quelques morceaux de mes doigts, avec deux ou trois fourmis, quelques araignées égarées dans le seau. Un peu de mes vomis aussi, lorsque j'errais dans les vignes verdoyantes et nocturnes, embarrassés par certains verres superfétatoires.

Avec Monsieur Romano, donc, on goûtait le Beaujolais Nouveau, en fins connaisseurs. Il était rentré tard de son documentaire sur les punks, moi j'avais fini de dire au revoir à mon petit punk, dont le slogan était "no dodo". Nous avions sortis religieusement deux verres, émus, puis reniflé la vermeille boisson, comme des Jean-Pierre Coffe, puis avalé une gorgée. Une horreur. C'était peut-être la bouteille qui était bouchonnée, ou nous qui n'étions pas d'équerre, toujours est-il que nous bavâmes une infection rougeâtre indescriptible. C'était une sorte de vinaigre de gastro-entérite, du jus de blattes moisies, de l'urine de chacal malade.

Puisque Monsieur Romano participait à un documentaire sur les punks, nous en vîmes à parler de cinéma, et de la prise de son, particulièrement. Il parait que le son direct est une spécialité française. Une french touch, quoi. Le son direct, c'est le perchman, c'est le micro-cravatte. Les types du son sont fiers d'affirmer "Moi j'ai fais un film avec à peine 15-20% de postsynchronisation". Ailleurs, en Italie par exemple, on fait le son après, c'est leur tradition. C'est bien connu que Fellini demandait à ses acteurs de dire n'importe quoi, de compter par exemple, les dialogues étant enregistrés, voire écrits, après les prises de vue.

C'est à ce titre qu'un grand ingénieur du son français, comme Jean-Pierre Ruh fut engagé sur le film "Il était une fois en Amérique", de Sergio Leone. Un jour, gros plan sur le visage, pardon, les yeux de Robert de Niro. Gros plan comme d'hab, quoi, du Sergio Leone, logique. La caméra contre le nez.

Jean-Pierre Ruh est bien embêté : la scène se tourne, pas de difficulté pour placer le microphone, c'est un très gros plan ; mais de Niro est incompréhensible. Il n'articule pas, il marmonne son dialogue, comme moi après du Beaujolais Nouveau. Jean-Pierre Ruh se gratte la tête, il se demande comment il va faire pour demander à Robert "Taxi Driver" de Niro de soigner sa diction, d'énoncer plus distinctement, comme un vrai comédien, en fait. Il s'interroge sur la manière la plus diplomatique pour dire : "Tu sais, Bob, j'ai le micro au bord de tes lèvres, et j'en ai placé, des micros, moi le professionnel du son direct, et j'en ai entendu des acteurs, sur les plateaux, mais toi, on n'entrave que dalle ; alors articule quand tu parles".

Il est bien embêté, mais il est ingénieur du son tout de même, il tourne le dernier film de Sergio Leone, et il ne va pas prendre sur ses épaules la responsabilité d'un tel désastre. Ainsi, il courbe l'échine, il va voir Robert de Niro, et il lui dit, en substance qu'on ne comprend rien à ce qu'il baragouine ; et est-ce qu'il pourrait pas - s'il vous plaît - articuler un peu plus ?

Alors Robert de Niro Répond : Non.

Non, dit-il, il n'articulera pas plus. Parce que s'il articule, cela fait bouger ses yeux. Et c'est laid, des yeux de Robert de Niro qui bougent, un visage remué par l'effort de la diction, en gros plan. Il ne veut pas des joues qui sautillent, des paupières qui sursautent. Non. Le regard de Robert de Niro doit être droit et dur et inamovible comme de la pierre d'homme. C'est Robert de Niro, pas Robert de Funès.

Ensuite, j'imagine l'acteur qui dit à Jean-Pierre Ruh des trucs du genre : "You're talkin' to me ? ... Who the fuck do you think you're talking to, with your microphone ?", mais ça en fait j'en sais rien.

Mais si un jour, vous êtes confronté à ce problème, si vous avez trop tâté du Beaujolais Nouveau, ou du Bordeaux Nouveau, ou de la 33 Export Nouvelle, faites juste comme Robert de Niro, dites : "Non, j'articule pas, car sinon ça fait bouger mes yeux, et c'est nul, en gros plan".

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...