lundi 19 novembre 2007

Manger de la lumière

En ce moment, je suspecte ma compagne de lire quelque ouvrage sur la vie des Spartiates, du style, "Survivre torse-nu en hiver" ou "Vaincre en triomphant dans la neige". Comment expliquer sinon sa lubie de sortir le dimanche, dans l'hiver fou de l'automne, alors que même le concept du froid voudrait bien rester au chaud ?

Après avoir entamé une grève de la faim de dix minutes, après m'être roulé par terre et m'être fait pipi dessus (j'observe et j'apprends), je suis obligé de céder. Sans gant, sans écharpe, je sors, car je nie l'existence même de l'hiver.

L'objectif de ce commando dominical est le manège, place des Abbesses. En effet, au petit déjeuner, nous avons eu le malheur d'en parler avec Kéké, histoire qu'il nous fasse un peu le singe savant. "Alors, le manège, c'est bien ? Avec le gros camion ? Qu'est-ce que tu as préféré ? L'éléphant ou le gros camion ? Tu as raconté à papa comment tu avais bien conduit le gros camion ? etc." On l'a si bien chauffé qu'après cinq minutes, ivre de désir, il s'est agrippé à la porte d'entrée, en pyjama, en implorant "Manège ! Manège ! " Bien fait pour nous.

De loin, nous apercevons le manège fermé.

Sans état d'âme, je conclue : "Bon, ben on va entrer au chaud, hein." Mais E. ne l'entend pas de cet oeil là. (ça n'a pas de sens ce que je viens d'écrire, mais c'est moi qui raconte).

Nous découvrons derrière une bache, bien planqué, le gérant du manège qui s'apprête tranquillement à ouvrir. Un bon quart d'heure, parait-il. Pendant ce temps, nous proposons à Kéké d'aller jouer au square. Que nenni. Il veut rester devant le manège, car la lente ouverture du manège, c'est déjà le manège. Au bout de dix minutes, le gérant, se sentant autopsié du regard par mon fils qui n'en loupe pas une miette, qui trépigne, accélère la cadence.

Sur le manège, enfin, quelques enfants se tiennent immobiles, tétanisés par le froid. On se croirait à "Congélateur Park", un mélange entre une crèche et les magasins Picard. Après le scandale de l'Arche de Zoé, le scandale des enfants surgelés. Alors, les petits, le Front de l'Est, ça vous plaît ? Les mioches se tiennent immobiles sur des véhicules clignotants, emmitouflés dans des combinaisons conséquentes, comme des nains de l'espace. Le manège tourne enfin, des parents courageux se risquent à des "coucous", tandis que les petits patientent sur cette banquise multicolore, l'air absent. J'imagine bien les phrases qu'on pourrait leur sortir à cet instant :

- Alors, Mattéo, ça te branche toujours, garde-champêtre, comme métier ?
- Alors, Emma, tu vas finir de me les casser, avec ton petit poney ?
- Alors, ça te plaît de me griller ma grasse-matinée, hein ?
- Alors, tu as pris ton maillot pour la patinoire ?
- Alors, tu vois ce que ça fait de répondre à la question "C'est qui que tu préfères, papa ou maman ?"

A la fin des tours de manège, les parents vont déloger leur enfants, comme des playmobils, pour les replacer dans un autre engin, histoire de varier. Et comme pour les playmobils, il faut plier et déplier les jambes pour les encastrer. Le manège repart, personne ne bronche. Kéké, lui, veut bien essayer d'autres véhicules, mais finit toujours par regagner l'autobus (gros camion). Il est comme son papa, il aime bloquer sur ce qu'il lui plaît. Exemple : la pizza trois fromages.

Puis je fais des yeux de bambi pour rentrer, j'ai eu peur qu'il ne prenne une envie à E. de nous baigner dans la Seine. Là, chez nous, à la maison, c'est le festival du chaud, l'orgie de petites voitures contre le radiateur. Moralité spartiate de l'histoire : "Tu vois, quand on part dans le froid, on est super heureux de rentrer. Alors arrête de râler."

Plus tard, Kéké est allongé sur notre lit, alors que l'obscurité a déjà gagné le ciel. Il vient de découvrir la lampe torche, il s'amuse, en pyjama, à promener le flux lumineux à travers la pièce. L'air ravi, il suit des yeux le rond clair qui voyage au plafond. Sa maman lui murmure : "Regarde ! On dirait la lune !" Il glousse d'avoir sous la main cet astre domestique, qu'il ballade dans l'espace selon sa bonne volonté.

Je le vois alors faire descendre lentement le faisceau lumineux le long du mur contre lequel il s'appuie, jusqu'à éclairer son visage, et diriger la torche dans sa bouche. La gorge éclairée, il mâche. Je lui demande, intrigué, ce qu'il fait :
"Mange la lumière, me répond-il.
- Et c'est bon ?
- Miam !"

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...