vendredi 7 décembre 2007

les esprits : la dame blanche

Manu était un grand gaillard de seize ans, gentil comme tout ; il avait bien vite perdu ses parents et portait sur ses épaules, pour héritage, toute une exploitation viticole. Il était timide, parlait avec un cheveux sur la langue. Il restait discret dans son coin, se tenant au frais, à l'ombre des autres. Mais après de nombreux verres, il était soulagé, il se sentait mieux, ses épaules étaient plus légères, et sa bonhomie mélancolique de façade laissait place à une vraie et joyeuse exubérance. Il chantait le répertoire de Renaud, en entier, à tue-tête sans se tromper dans les paroles, une main sur chaque cuisse, toujours un cheveux sur la langue.

Parfois, le soir, épuisés par des journées à couper plus de doigts que de raisins, les gens s'accoudaient sur les tables immenses, parsemées de miettes de pain d'un repas débarrassé, avec du Beaujolais et des bougies. Il pleuvait, c'était au milieu des vignes obscures, on rabâchait, l'air terrible, des légendes de Dames blanches.

Manu devenait blême, lui le gars aux joues vermeilles des grands espaces du pays calladois. Il n'aimait pas ça, les histoires de revenants. Les gens meurent, c'est pour toujours, ils vous laissent, quelle idée de faire des heures supplémentaires. Les gens s'en vont, on ne les revoit plus, on reste avec des dames blanches dans son coeur, mais point sur les routes. Livide, comme un torchon trempé dans de l'eau de javel, Manu nous demandait avec insistance de parler d'autre chose, sans se soucier de paraître peureux, il implorait de changer de conversation, simplement.

Les dames blanches, ces jeunes filles fantômes perdues au bord des routes nationales, dans une cathédrale ténébreuse de platanes... spectres blafards, sorties immaculées d'effroyables carcasses, esprits opalins au repos impossible, rodant pour conjurer des collisions, animées d'une obstinée et inquiétante bienveillance...

"Alors Manu, les autres faisaient, tu imagines déjà la Dame Blanche apparaître à la porte du dortoir, lumineuse dans son linceul, pour te chercher ?" Le dortoir était un sorte de petite remise avec huit ou dix lits, isolé au fond du terrain. "Massacre au sécateur !" (ou massacre à la serpette, selon la technique vendangesque). Et les histoires macabres et grotesques continuaient ...

"...quelle étrange auto-stoppeuse, tout de même ! Vêtue de blanc, et silencieuse, dans cette route de campagne...
- Non mais les gars, allez, arrêtez, za suffit."
- ...alors le type il s'arrête pour la dépanner, cette étrange inconnue, perdue sur la route à une heure si tardive.
- Bon, allez, on boit z'un coup, non mais les gars...
- Alors, dans ce virage obscur, dans la profondeur ténébreuse des platanes, là où un accident fatal et mortel avait coûté la vie à des gens en les tuant...
- Bon, ze vais aller pisser un coup, tiens. Ah non, ze vais attendre avant de sortir tout seul.
- ...là, elle hurle ! elle HURLE !!! Attention au virage ! Un hurlement de cri, déchirant le silence de la nuit silencieuse. Elle hurle, comme un cri surhumain d'un autre monde : attention au virage ! Le conducteur se tourne, affolé. Rien. L'inconnue a disparu du siège passager !"

Manu buvait des coups, pendant ce temps. Pas assez.

Le soir même, un vendangeur ivre, égaré comme un chalutier dans l'océan de la nuit, a regagné le dortoir en s'explosant contre la porte, faisant hurler notre cher Manu, dressé dans son lit, comme les cheveux sur sa propre tête. Le lendemain, il était blême tel une marguerite, mais content de retrouver son cher et laborieux soleil, posé jaunement sur les collines humides.

Un des soirs suivants, les autres ont remis ça, avec d'autres histoires de Dame Blanche. Plus le village avait un nom obscur, plus l'anecdote était terrible. La Dame Blanche de Poutrieux-lès-Garronas, ou de Mimolette-les-Mugieux, ça mettait les jetons, bien plus que le Fantôme de l'Opéra, c'est sûr.

Manu n'a pas oublié de prendre ses calmants, ce soir là, c'est à dire des nombreux coups de rouges. Tandis que les gugusses s'impressionnaient à coup de fantômes, il a chanté Renaud dans son coin. Puis il n'a pas trouvé le dortoir (il l'a raté de peu) et a dormi par terre, dans l'herbe chargée de pluie, à quelques mètres de l'entrée, étalé par terre comme l'homme de Léonard de Vinci. Le lendemain, ça allait mieux, les légendes de la nuit avaient laissé place aux soucis des vivants.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...