mercredi 9 janvier 2008

Les gardes russes (1)

C'est au siècle dernier, au précédent millénaire ; je viens de rencontrer E. Avec E., et mon ami, Jérôme Boche, nous mangeons du poulet, parfois le soir, avec du vin. Nous habitons rue Saint-Georges, dans le vieux Lyon, et nous devinons de la fenêtre, au delà d'une école primaire à la cour silencieuse, la Saône, qui avance en luisant, comme un lourd convoi. Au plafond, une ampoule électrique se contorsionne nue au bout de son câble bleu ; nous mangeons un peu de poulet, puis du vin. Puis nous finissons le vin, puis nous sortons dans l'hiver clément pour aller chez l'épicier, reprendre du vin, parfois une tablette de chocolat, revenir avec le sac jaune fin comme du papier à cigarette, la main posée au dessous pour protéger absolument la bouteille ; puis nous regagnons l'appartement, fumons trop à la fenêtre, et finissons pétés, un monde refait dans la poche.

E. vient de se faire embaucher dans une compagnie d'opérette. Elle a un petit rôle, elle aimerait bien avoir un gros rôle de temps en temps, mais pour ce faire, il faut coucher avec le gros directeur, donc je n'excite pas trop son ambition. Le nouvel an approche, et les gens de l'opérette ont des projets pharaoniques. Ils veulent monter la Chauve-Souris, de Johann Strauss. Le directeur en parle avec une délirante emphase, dans cette salle de classe qui sert d'atelier. Il est question d'avoir du succès, du triomphe, de la gloire, d'envahir la Russie en petit costume de Napoléon. Et, dit-il, on va louer des décors à l'Opéra de Nice ! Chacun se rengorge, on murmure. Tout de même. Maintenant, déclare-t-il, nous jouons dans la cour des grands ! On commence à rêver de subventions et d'Australie. Des tournées, dans toute la région, dans la France entière. Peut-être même en Allemagne.

L'Opérette, c'est un opéra d'opérette. Tout est dans l'exagération, l'outrance, le rose ; mais pas tant le spectacle, surtout la vie qui est autour.

L'Operette n'est rien comparée à la vie de l'Opérette. Artistes sublimes et ringards, papillons lourds et parfumés vibrant sous la lumière, cachetoneurs sans foi ni loi, princes de perruques, postiches, faux cils, épaulettes de balai-brosse, ombres qui hantent les autobus à longueur d'années ; salles des fêtes, gymnases, maisons des jeunes, théâtres exigus ; choristes vieillissants, empesés d'anecdotes glorieuses, chanteurs terminés, femmes énormes aux voix perdues, costumières perpétuellement oubliées et amères, maugréant sur l'ingratitude du monde ; tous se battant pour respirer l'oxygène qui semble plus fourni au devant la scène.

Au bar, les chanteurs, les comédiens parlent fort. Quand on rentre dans un bar, il faut trois ou quatre heures pour se rendre compte qu'un type est électricien, ou comptable. Il faut quinze secondes pour comprendre qu'un client est acteur ou chanteur d'opéra. Les basses parlent avec des voix de basse, comme des Raspoutine lâchés dans la nature. Les barytons mangent des poignées de cacahuètes en regardant les fesses des autres, les ténors parlent d'eux, une écharpe méticuleusement nouée autour du cou, ce sont comme des blogueurs dont vous seriez le blog. Quand ils rient, ils jettent la tête en arrière, et sont fendus d'éclats homériques.

Par l'intermédiaire de ma compagne, Jérôme Boche et moi, sommes engagés pour faire les manards. Un manard, c'est un gars embauché pour faire un travail de manard. Porter des meubles, hisser des trucs, déplacer des panneaux, monter des poutres. Utiliser la perceuse. Avoir un mètre dans la poche. Dans la longue Mercédès grise du fils du patron, il y a tous les manards. Le fils, qui conduit l'engin d'un luxe de cuir, les deux manards à plein temps, ex-électriciens ou ex-déménageurs, capables de tout faire, puis nous, les sous-manards, les proto-étudiants, les bleus. Le fils du patron se répand sans fin en remarques sur les filles qui passent, on rigole à ses plaisanteries (c'est le fils du patron).

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...