jeudi 10 janvier 2008

Les gardes russes (2) : la Reine de l'arène

Une soprano arrive sur scène côté cour, inspecte, renifle, fait claquer ses talons. La salle de spectacle vide est superbe comme les projets naissants, et les gloires à venir. Elle va tester, l'air dégagé, l'acoustique. Elle pousse quelques cris aigus ; regarde du coin de l'oeil si l'on a écouté son éclair musical. Pas mal l'acoustique, dit-elle !

Une seconde soprano entre alors, côté jardin, tandis que nous, les manards, examinons des caisses trop lourdes, un torchon dépassant de la poche. La seconde soprano veut également tester l'acoustique. Elle salut la première, lâche, décontractée, quelques rafales sonores, plus fortes. Elle regarde furtivement si des gens ont écouté, toise sa collègue. Puis une troisième débarque, renifle et s'époumone à son tour, la sueur coule de son front, les mains dans les poches elle conclue : pas mal l'acoustique ! Les autres vérifient, s'en assurent, testent, rectifient, se répondent, en ponctuant perfidement la conversation de vocalises de plus en plus volumineuses. Elles en arrivent à gueuler comme des malades, la bouche ouverte telles des oisillons affamés. Elles jouent à celles qui ont la plus grosse ; voix.

Les soprani à la montagne périssent toutes sous les avalanches. C'est plus fort qu'elles, elles ne peuvent pas s'en empêcher. La vue des grands espaces provoquent de vastes épanchements vocaliques, les bras ouverts, l'écharpe déployée dans le vent. Montagnes ! Sapins ! Sommets ! Et tout s'écroule.

Je demande : où as-tu mis la corde ? Le manard me gronde, malheureux ! On ne dit pas ça, dans un théâtre ! On dit une "guinde", ça porte malheur, sinon !

Des hommes entrent ensuite, reniflent, rodent. Ils regardent si les sopranos les regardent, avant même de brailler. Puis ils braillent. Ils sont bientôt vingt à arpenter la scène dans tous les sens, les bras levés, à vocaliser comme des cargos dans un aéroport.

La costumière, une petite dame avec des lunettes, arrive, et elle aussi, elle se met à gueuler. Elle n'est pas chanteuse, mais elle fait comme tout le monde, elle est très heureuse car ça défoule.

Tout à coup, une soprano supplémentaire apparaît, comme une apparition. C'est le rôle principal. Le silence se fait. Un silence respectueux, recueilli et dangereux. Elle pénètre une arène, et elle le sait bien. Elle voit tous ces beaux visages respectueux, et elle sait que derrière ces sourires compassés et aimables, il y a des mâchoires de lions affamés, de jeunes tigres, de vieilles hyènes, de vautours lubriques, et elle sait qu'à chaque pas qui propulse sa splendeur, elle peut finir comme une côtelette.

La soprano semble immense, une walkyrie, une géante, une déesse nordique. Étrangement, elle parait faire le double de notre taille. Ses cheveux sont volumineux, ses bras sont volumineux, ses jambes, ses seins, son visage, elle est pourtant fine et belle et immense et prodigieuse à la fois, comme un statue de Minerve descendue de l'Olympe, ou sortie des forges de Vulcain. Ses talons claquent distinctement sur les planches, les chanteurs s'écartent, elle tourne la tête à droite à gauche, sourit délicatement, jette des regards de petit chaton ; elle sait qu'elle va devoir les mater, tous, les aplatir, tous. Et tous et toutes, se tapissent, reniflent, l'oeil luisant.

Elle marque un arrêt, regarde la salle, se racle la gorge et... une vocalise... retentit comme l'artillerie des archanges de l'enfer, comme les monstres vacataires de l'Apocalypse, les employés du fracas cosmique, les mur vibrent, les perruques s'envolent, les accessoires se brisent, les vis se dévissent, les caisses se transportent toutes seules, les décors ploient, les microbes sont désinfectés, les enfants naissent, les morts surgissent de leur tombe.

Pas mal l'acoustique.

Avec la discrétion des titans, elle regagne doucement les coulisses. Les autres, matés, ratatinés, tondus comme des petits caniches, examinent leur montre, renouent leurs écharpe. Elle a domestiqué les pensionnaires du zoo, ce qui est fait n'étant plus à faire.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...