dimanche 13 janvier 2008

Les Gardes Russes (3) : le minéral

Olivier est un immense manard, au regard bleu de grand caillou mélancolique. Il ne cause pas beaucoup. Il est bâti comme un pilier de basilique, mais il parle tout doucement. Il mâche un peu ses mots, il fait des phrases toutes floues, comme poncées, rabotées, élimées. Il rentre dans l’écrasante obscurité de la scène déserte, il longe des petits néons qui ponctuent les ténèbres. Il voit ces immenses rideaux qui décollent jusqu’aux cintres voltigeants, enchevêtrés dans le zénith obscur. Il voit les sièges qui s’étendent dans la salle, les loges qui défilent telles des trains de nuit. Il voit des malles à peine déchargées du semi-remorque qui encombrent l’orchestre, débordantes de frous-frous baroques, de chapeaux de mousquetaires, de splendides robes du soir chamarrées en tissus grossiers, serties d’émeraudes en plastiques. Il murmure : c’est des conneries, tout ça.

Olivier a bien vite compris que son métier c’est de n’être rien. Les créatures des illusions respirent de la lumière, et lui, il est invisible. Il est comme un minéral, il ne respire pas de la lumière. C’est comme s’il n’existait pas. Ce n’est pas grave, il n’est plus un enfant. Le soir, il rentre et regarde la télévision. Il monte des décors, avec des gros outils, et porte de lourds objets. Il grimpe sur des échelles, seul, bien au dessus des têtes, comme un gros écureuil du crépuscule. Il ne va tout de même pas chanter ou danser dans un petit tutu. Il attend alors, translucide, à côté d’un vacarme définitif. A la fin, tout le monde vient sur scène, on s’applaudit, on se félicite. On fait monter le metteur en scène, on l’applaudit, on fait monter le chef d’orchestre, le premier violon, le premier hautbois, le premier triangle, le costumier, on fait monter les pompiers, la concierge du théâtre aussi, on fait même monter le compositeur mort, son urne, on fait monter les caniches des chanteuses, on fait même monter le public, tout le monde se congratule. Tout le monde ; mais lui, il reste dans l’anfractuosité d’une coulisse, comme de l’air, comme une malle, comme un vieux chapeau.

Soudain il murmure en travaillant, quatre ou cinq notes, les mêmes, un refrain à boire, une chanson de supporter. Puis il se corrige, passe du blanc sur ses paroles, et respectueux comme si son père était un ogre théâtral, il n’encombre pas les planches de sa petite expression. Il baisse les yeux, porte les caisses.

Parfois sur scène, en représentation, c’est la panique. Parfois on lui dit : vite Olivier, ouvre ou ferme le rideau. Alors il saute sur place, éjecté de son silence, et appliqué, un sourire illuminant son visage poupin, il tire sur la guinde de toutes ses forces, et le rideau décrit un vaste mouvement d’albatros, comme un chariot d’Apollon dans les airs. Il hisse, c’est comme si l’ogre théâtral lui avait offert un camion de pompier. Il chanterait presque, radieux, car on lui a demandé de tirer le rideau, sonneur de cloche dans le beffroi, il s’y emploie de tout son cœur ; on applaudit, on l’applaudit un peu, lui aussi, l’une des ombres de la grande parade des illusions.

Les décors se montent, meubles plats, murs qui n’ont qu’un seul côté. On marche à travers des palais de couleurs, il suffit d’emprunter un passage pour découvrir alors une désolation, une ruine, un entrepôt avec des grands chiffres peints en bleu. Il murmure, comme s’il était son propre secret : utilisons la visseuse. Alors, il visse, avec dextérité. Il ne voudrait pas que tout s’écroule. Parfois, il voit des soprani, attifées telles des sapins de Noël étranglés de guirlandes, la bouche grande ouverte et la tête en arrière, en train de rire comme des cornes de brume. Il passe à côté, taiseux. Parfois on lui dit Olivier, mon grand chéri, tu viens me faire un bisou ? Il hausse les épaules, rougit, puis bafouille un gros mot, et cherche une trappe au sol pour y plonger.

Son visage est dans l’ombre. Une main accroché au rideau, il rêvasse un peu, la journée est bientôt finie. Il s’est arrêté dans un coin sombre, derrière un rideau à la sortie des coulisses. Un œil est éclairé par la scène. Une petite alto, les mains jointes, entame un air, lent, doux, plaintif. Olivier pense. Il contemple tristement la fine silhouette de jouet de la chanteuse, son visage de porcelaine, ses cheveux interminables qui dévalent comme une fontaine d’or, de bière et de cuivre, sur des menues épaules de perle. L’air vibre. L’œil, martelé des couleurs de la scène, luit, il se sent faible, fatigué, il a faim, il est comme un mousquetaire sans chapeau, son écuyer, ou son valet, son cheval. C’est un peu comme si les constellations lui chantaient une douce berceuse, tombant de la nuit des temps, un vent des saisons passées, les vastes champs des fleurs de vie ; il ne parle pas, mais mâche quand même ses paroles, ses dents, sa langue ; il voudrait savoir des encyclopédies. La petite chanteuse monte en intensité, ses tendres yeux brillent aussi, il voudrait la venger, tuer les méchants, il voudrait aller voir le rôle qui lui a fait du mal pour lui mettre une bonne paire de claques. C’est quand même pas possible tous ces affreux, ces traîtres, ces perfides, ces gros ducs machiavéliques, avec leurs sourcils de démons. Il constate que les anges font des courses de bulldozers dans son ventre. Alors, il agite sa main devant le visage, comme pour chasser des mouches, et dit : c’est des conneries tout ça.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...