mercredi 16 janvier 2008

Les gardes russes (4) : le directeur

Les décors arrivent dans un grand semi-remorque. Sitôt la porte de l’engin ouverte, découvrant les éléments entassés, sanglés, poussiéreux et rongés comme des ossements gigantesques, le gros directeur s’extasie. Ils viennent l’opéra de Nice, s’exclame-t-il ! Dans un élan d’enthousiasme, il invoque les grands esprits lyriques, Pierre Molière, Patrice Racine, Roger Corneille. Il voudrait à ce moment que Jane Fonda l’appelle sur son portable pour lui dire, non, je ne peux pas te parler là, je m’occupe des décors, oui de l’Opéra de Nice, il y en partout, c’est énorme, on va en parler dans Télé 7 jours, je suis complètement débordé. C’est un grand Mécano, la plus grande cabane du monde. Il les aura, les subventions. Il voit déjà le sigle s'étendre en lettres d’or : l’Opérette Nationale de France. Dirigé par Richard A., ténor renommé. Il semble danser sur ses petites chaussures, avec son gros ventre, tournoyant comme un moulin, décrivant des arabesques tarabiscotées.

Il voit déjà les cocktails au ministère de la Culture, oui, l’Opérette a été longuement sous-estimée, je suis heureux d’avoir apporté ma modeste contribution à son retour en vogue, un verre de champagne à la main, ah, monsieur le directeur, votre dernière production était fameuse, et ces décors ! Comme ils sont gros ! Il faudrait vous construire un théâtre spécial rien que pour vos décors ! Mais nous y songeons. C’est avec joie que je participe à la démocratisation de l’opérette avec cette production au Stade de France. Deux mille choristes, quatre cent premiers rôles, des hélicoptères, des hippopotames.

Contrairement à ses habitudes, le directeur ne s’est pas attribué le premier rôle, mais le second, celui du jeune premier de dix-huit ans. C’est toujours triste de ne pas être la vedette, mais faire le jeune premier est pratique tout de même pour fricoter avec des grisettes. Au restaurant, le directeur fronce beaucoup de sourcils, il parle d’eldorado, de pays inconnus, de forêts vierges, de pièces où il n’y a que des premiers rôles. Les grisettes l’écoutent en s’extasiant, un peu ivres. Des premiers rôles ! Pour tout le monde. Les yeux brillent d'envie. Sa perruque noire luit comme un chat empaillé. La Soprano arrive. Elle semble perpétuellement de profil, comme les divinités de l’Egypte antique. Elle fait le double de sa taille ; malgré ses fortes talonnettes, le directeur trouve le moyen de se jeter à terre pour être encore plus petit. Avec une voix de miel, il susurre : ma chère, si vous saviez, les décors sont fabuleux, ils sont tellement gigantesques, ils sont tellement gros ! On dirait des fortifications, des New York, des pyramides, c’est encore plus beau que le château de la belle au bois dormant à Disneyland. Puis tout le monde part, et le directeur seul à sa table, se ressert du vin, plonge son gros nez dans le ballon de verre, attrape machinalement des miettes avec son index, triste.

Le décor commence à se dresser, tel un pudding minable. Il s’agit d’une sorte de château de foire, une attraction de train fantôme, avec un chemin de ronde en hauteur, décrivant un vaste demi cercle sur toute la scène. Les éléments sont lourds, les metteurs en scène minimalistes doivent tous être des ex-manards. Olivier porte une partie d’un escalier, il s’arrête, distrait par le son cristallin émergeant d’une répétition. Happé par un songe, il reste planté là, mais à l’autre bout de l’élément insoutenable, il y a moi, qui n’en peux plus. On peut avancer Oliver ? Mmm ? répond-il, levant un sourcil.

Le directeur regarde le décor comme des décombres en construction. Il se ronge les ongles, et murmure son incantation : grandiose ! Les répétitions sur la scène vont pouvoir commencer, en costume, en situation, la première s'approche comme un monstre des mers. Le coeur palpite. La salle est comble de fauteuils, il ne manque plus qu'à les coiffer par des gens. Mon public ! Il se pose alors près de la rampe, déploie ses bras et tente de chanter, enivré, comme un châtelain au milieu de ses ruines. Jeunesse ! Puissance ! Gloire ! Un minuscule son éraillé sort de sa bouche, comme une porte qui grince, le laissant sur le seuil, VRP de chimères ; il tousse, regarde vite à droite à gauche, et disparaît dans les coulisses.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...