mercredi 23 janvier 2008

Les gardes russes (5) : le plaisir m’assomme

Quelque chose d’étrange se passe dans nos têtes de manards. Ces décors moches qui s’élèvent, mornes et lourds, nous commençons à les aimer. Chaque jour nous arpentons le même plancher, frôlons les mêmes extincteurs périmés, baignant à longueur de temps dans les ténèbres, les mêmes murs rugueux peints en noir au seuil de la scène, et chaque jour le regard ironique, la distance, le recul, s’effacent un peu plus. Les projets humains, les plus beaux ou les plus grotesques, se recouvrent à force d’exister de nos empreintes, ils se nourrissent de la graisse de nos doigts, de notre obstination aveugle. Nous ne pouvons plus nous résoudre à les mépriser alors : faibles, disgracieux, ridicules, nous en venons à les défendre comme les plus frêles de nos enfants.

Parfois, des amis passent, curieux. Nous les introduisons, un peu fiers de nous, nous rengorgeant avec un air d’affranchis, dans l’envers du décor ; ils s'esclaffent alors, pouffent, balayent tout cet assemblage ridicule et vieillot, ces costumes usés fleurant l’antimite, d’un hochement de tête. C’est du dernier cocasse. Nous en sommes piqués. Hésitant, nous argumentons : des décors de l’opéra de Nice, tout de même. Nous écartons une guinde pour trouver un passage, entre un chapeau et un plumeau, ils parlent de cordes, nous nous offusquons : non ! On ne dit pas cela dans un théâtre, cela porte malheur. Alors ils comprennent que nous sommes devenus une de ces créatures obscures, ils se rétractent, et approuvent poliment.

Les dernières répétitions vont démarrer sur le plateau, le palace de bois s’étale au fond, et pour le premier acte nous manœuvrons de longs panneaux qui reproduisent un intérieur bourgeois d’un réalisme ennuyeux. Les choristes inspectent tout, examinent la structure, un vieillard se rappelle de sa jeunesse, lorsqu’il était choriste à l’Opéra de Nice. Tandis qu’ils visitent, nous nous faufilons dans les coulisses, grommelant ; il nous semble être devenus des autochtones d’une ville d’artifice. Les comédiens se baladent, presque en short, nous nous agaçons de leur démarche lente, comme s’ils étaient des touristes, restant plantés là, un plan à la main, en plein milieu.

Voici la scène de l’acte II où Orlofsky fait son entrée. C’est un prince russe, un jeune et riche dandy qui s’ennuie, et qui va mettre sa fortune à disposition pour la bonne farce de la Chauve-Souris. Le rôle est traditionnellement tenu par un travesti, une alto. Nous aimons bien Brigitte, qui joue le prince. C’est une femme discrète. Elle porte un gros pull, son visage blanc et falot la place de prime abord dans la troupe des innombrables lecteurs de Télérama, entre le tatillon de l’orthographe et le défenseur du maïs naturel. Elle chante parfois dans des Oratorios, fait quelques messes. C’est aussi l’une des rares chanteuses à ne pas se trimballer un petit chien, à nos yeux cela fait d’elle un genre de rebelle, un renégat. Brigitte arrive avec son sac en corde, se glisse dans les couloirs comme une admiratrice embarrassée, elle dit bonjour, presqu’invisible, on oublie de lui répondre.

Dans la loge aux miroirs couronnés d’ampoules, elle s’assoit. Elle fait alors briller ses cheveux courts, dessine des accroche-cœurs sur ses tempes. L’œil s’allonge, s’aiguise comme une lame au mascara. Elle rit. Ses grandes dents de laborantine se changent en sourire irritant d’adolescent doré. Toute cette comédie, murmure-t-elle. Elle poudre son visage avec impertinence, se mouche dans des billets de banque. Les bottes de cuir lui montant aux genoux, elle sort transfigurée, la démarche infiniment souple et paresseuse, ponctuée d’une canne au pommeau d’argent. Le geste est mou d’avoir reposé, d’ennui, de demi-sommeil ou d’ivresse, sur de vastes sofas dorés dans des palais prodigieux, aux tourelles colorés, parmi des femmes alanguies à la blancheur d’oie et des fiasques de vins précieux. Son col déborde d’une cravate de dentelles blanches délirantes. De son monocle étincelant le prince toise ses congénères, hautain comme un hobereau, avec tant de morgue qu’on pourrait y ranger des cadavres. On s’écarte sur son passage. Les chanteuses cajolants leur toutou jettent un œil noir à l’impertinent. Les autres lui disent bonjour, invisibles ; il oublie de leur répondre.

Sur scène, Orlofsky chante son air désabusé, une moue fatiguée, avec une pointe d’accent russe : Moi le plaisir m’assomme, chacun a son goût…Il semble, délicieux cosaque, enfant gâté, avoir laissé son cheval garé derrière le rideau.

Plus tard, le personnage rejoindra les murs comme un fantôme, trompera dans la nuit le temps qui passe dans des divertissement sans fin. Brigitte, elle, ombre de son masque, reprendra son sac de cordes, partira vite emprunter le bus bondé pour chercher son fils à l’école.

***

Jérôme Boche et moi sommes assis au premier rang comme des ministres de la Culture, devant l’orchestre vide. Le metteur en scène se gratte la tête : Orlofsky semble bien seul, parmi ce décor démesuré. Le prince s’en amuse, il écarte les bras avec dérision, citant Dostoievski, qui pourtant n’était pas né à l’époque. Le Directeur s’interroge : c’est étrange tout même, ce riche aristocrate, tout seul, sans équipage. Ce n’est pas crédible. Ca fait cheap. Le metteur en scène l’écoute, l’esprit aussi fertile qu’un champs de fraise sur la lune, il reste interdit. Que faire ? Et si le prince se coltinait des gardes du corps, lance le Directeur ? Des cosaques qui l’escortent partout ? Oui, des gardes russes, ils pourraient peut-être faire des chorégraphies. Mais qui ? Engager des figurants ; non c’est trop tard, trop cher. Alors, les visages se tournent vers nous, les deux manards ; nous devenons livides. Le prince Orlofsky, rigolard, claque des mains : allez, en scène messieurs !

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Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...