samedi 26 janvier 2008

Les gardes russes(6) : un palace de cristal

Nous montons sur scène, patauds comme des paysans dans un palace de cristal. La troupe nous dévisage, amusée. Nos pantalons sont trop courts, nos bras trop longs, nos mains trop grandes, notre démarche hésitante. Les gens pourraient sans problème nous lancer des balles dessus, et gagner un canard. Le directeur, prenant cinq minutes pour nous embobiner, a parlé de premiers rôles : nous sommes quelques part les chefs des figurants, premier pupitre des silhouettes. Surgissant de la fosse, le metteur en scène tente de nous expliquer avec pédagogie : il parle plus fort comme on le fait aux idiots, car un volume sonore élevé aide à mieux comprendre. Cela rentre plus conséquemment dans le cerveau. Voilà les consignes : nous devons entrer aux côtés du prince Orlofsky, l’air farouche et les bras croisés, comme des russes. Pour nous aider, il emploie une métaphore : nous sommes des gardes, comme des gardes du corps. Il pense par là utiliser une image plus parlante pour des amateurs de films d’action, avec des sabres, des voitures et des jolies filles. Puis il nous sourit, très gentiment, car c’est un homme très ouvert.

Dans la pénombre du décor, nous patientons tous les trois, derrière la porte. Un filet de lumière passe, chaud comme un soleil, le feu nourri des projecteurs. Les conversations sur scène forment un brouhaha continuel, chacun passe le temps dans une pagaille insouciante. Quelques chanteurs répètent frénétiquement leur texte qu'ils ne connaissent pas, confondant les opérettes, Belle de Cadix, Les trois couvents, les cinq mousquetaires, se disant qu'au pire, ils improviseront. D’autres trépignent car ils connaissent les répliques et les airs par cœur depuis des mois, et montrent leur impatience tels des professionnels, soupirant ostensiblement. Des téléphones portables sonnent ; on y répond.

Semblant reconstituer une carte du désert, le pianiste et le chef d’orchestre répandent des partitions dans tous les sens, cherchant les reprises, trouvant des codas, ils écrivent les dernières annotations en cassant nerveusement des mines de crayons. Les choristes s’ennuient. Ils papotent, l’air mélancolique : on leur a fourgué encore la même mise en scène, comme à chaque scène de chaque acte de chaque production de cette compagnie d’opérette. Ils forment une sorte de masse informelle qui remue les lèvres sans parler, ils font la même chose en même temps comme un banc de poissons. Ce sont les invités de l’ambassadeur, ou le peuple en joie, l’armée des prussiens, la cour du roi Midas, les rameurs d’Ulysse, les élèves oubliés du collège, les gitans pittoresques autour du feu de camp. Ils sont tous là, disparates, grands, gros, petits, chauves, comptables, facteurs, pharmaciens, professeur de clarinette, soliste déchu, ancien choriste d’opéra, avec leur barbichette ; ils sont contents, les voilà encore sur le plateau, comme immortels, toujours les mêmes figures de prussiens, de nobles, de collégiens, de rameurs, de gitans.

Le metteur en scène les a placés comme d’habitude en demi cercle, tout autour de la scène. Leur consigne est simple : ils sourient, restent immobiles, et parlent en silence, en petit groupe, un verre de Champagne à la main. Pour endiguer cet océan humain qui fuit dans tous les sens, le metteur en scène bat frénétiquement des mains : en place ! en place ! l’entrée d’Orlofsky ! Le chef d’orchestre regagne son pupitre, suspend solennellement ses mains, regardant l’unique musicien présent, le pianiste. Ce dernier ploie tel un coureur de cent mètres sur le départ d’une finale. Le silence vibre. Le chef prend un air terrible. Il bat exagérément des mains comme attaqué par des millions mouches, et tout à coup, le répétiteur possédé, agité telle une marionnette prenant vie, bombarde de ses mains le pauvre piano droit désaccordé.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...