jeudi 7 février 2008

Amy

Chaque fois que je fais tomber une pièce par terre, il me semble voir surgir le même vieux qui me dit, l’air goguenard : « hey, ça pousse pas ! Pas la peine de les semer ! » Les arbres de sous. Comme si le type se téléportait, comme s’il me suivait, comme un ange potache. Dans une boulangerie, je sors mes pièces, elles s’éparpillent, il est là : les mains dans les poches, avec sa petite casquette, son visage gris de pierre, un petit clin d’œil. Hey ! Si ça poussait ça se saurait ! Puis il se marre. Dans la rue, ou en vacances, je le vois, apparaissant derrière le réverbère, et chaque fois, je me fais surprendre, je reste bouche bée, je ne sais que répondre, alors je ris nerveusement.

Allongé sur le canapé, je regarde la nuit. Je sors un papier de ma poche, des pièces tombent, je tourne la tête, me disant : il ne va tout de même pas apparaître chez moi ? Rien.

Je regarde la nuit. Si l’arbre à sous poussait, j’y cueillerais quelques fruits, je m’achèterais de lourds rideaux, je cacherais la lumière âpre de la nuit. Un gros réverbère, en face, de l’autre côté de la rue, est comme une punaise aveuglante plantée dans l’obscurité. Je regarde. Le matin, kéké monte sur le rebord et voyant le lampadaire, il réclame qu’on l’allume, il cherche l’interrupteur sur les gonds de la fenêtre. Je lui explique que la rue n’est pas à nous. Chacun chez soi est maître de ses lumières. Parfois il murmure : éteindre le soleil ? Tiens, il faudra que je la ressorte celle-là ! Voilà, c’est fait.

Je regarde, allongé sur le canapé. Je me passe des vieilles réflexions, tels d’antiques 33 tours, je me rejoue, comme disait Brel, des vérités qui ne servent à rien. Par exemple : pourquoi les bonnes choses sont celles qui nous tuent ? Pourquoi n’est-on pas né avec une furieuse envie de manger des brocolis et de boire du lait de soja ? Pourquoi dans mes souvenirs les plus doux j’ai toujours, sur la photo, une cigarette brillante vissée au sourire ? Je bois peu, je ne fume presque plus. La sobriété m’est venue comme ça, sans effort, comme un oubli. Je ne l’ai pas fait exprès. L’autre jour, ivre, tard, déguisé en cendrier, mes quatre cordes entre les doigts, je me disais que le pape ne savait pas à côté de quoi il passait.

J’écoute Amy, bizarrement, j’ai envie de la protéger. Moi, blogueur, j’ai un instant le désir d’aller la voir pour lui dire, écoute, Amy, allez, la vie est courte, avec ta voix qui me traverse ; je la ramasse, Amy, des mecs arrivent et font hey t’es qui toi, minus, puis je les flingue. Des colombes s’envolent. Je sors un truc très spirituel du genre : les balles de flingue, c’est mauvais pour la santé. Enfin, un truc que j’aurais préparé avant, bien sûr, que j’aurais répété, noté la réplique sur un bout de papier. On prendrait le taxi, avec les réverbères de la rue allumés comme les fenêtres d’un paquebot, un immense taxi, avec d’innombrables banquettes en velours, une gigantesque rue interminable, un périphérique vide plutôt. Arrivés au studio, il y aurait des gars nickels, des types qui font du jazz, habillés comme des ploucs, chemises à carreaux, grosses lunettes, mocassins, ils s’en foutent, ils font du djazz, ils ont en tête des gammes tordues comme les labyrinthes au cœur des pyramides. Allez, j’appuie sur la touche record, on enregistre, et les ombres se relèvent du ruisseau ! Fini les visages de fossé, l’aube nauséeuse, les illusions digestives. Tiens, tu veux du lait de soja, Amy ? Je t’en ai amené un grand verre, avec toute mon affection. C’est ça, balance moi ta chaussure sur la tête, traite moi de connard.

Je me dis : le jour où je tomberai par terre, surgira-t-il, le vieux narquois, pour me dire : hey, ça pousse pas, les gens ! Ca se saurait, sinon ! … Les arbres de soi.



[edit : la boucle est bouclée. Voir le superbe texte de Dorham]


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photo : Jean-Luc Tartarin

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