mardi 5 février 2008

Les gardes russes(8) : final

Les musiciens d’orchestre sont au dessus de ces choses. Ils arrivent au dernier moment, car ils sont chers. Ils marchent le front haut, le costume noir, le cheveux blond. Ils ne disent pas bonjour. Ils sortent leur instrument du bout des doigts, examinent cette partition grotesque du bout des yeux, terminent à l’heure, au milieu du morceau. On ne les retient pas, car ils sont chers. Le chef se dresse au dessus, échevelé, comme le persicope d’un sous-marin, contemplant un océan de nuit. Il fait un geste, les musiciens d’orchestre jouent alors impeccablement, tels une gigantesque chaîne stéréo.

Ils ont survécus au conservatoire. Les autres, les violonistes ratés, les trompettistes échoués, les flûtistes errants, ils sont restés dans la jungle, la jambe coincée dans un piège à loup. Ils étaient là, blessés, à dire : « allez, continuez sans moi, je suis blessé, je vais être un fardeau pour vous… » les autres de répondre immédiatement, sans insister, avec politesse : « très bien, bon courage surtout, et mes amitiés aux loups ». Les autres, ceux qui n’ont pas pu, qui ont raté l’audition de trop, éparpillés sur le chemin, on en a fait de la pâté pour chat, des trucs pour caler les tables. Ils sont pire que morts, pire que coincés dans une mine de charbon, pire que des âmes errantes sans repos : ils sont des amateurs. Les musiciens d’orchestre rangent immédiatement leurs instruments, une fois le service terminé, ils partent vite, sans dire au revoir ; à leur dos s’éloignant, on dit merci, quand même, car ils sont chers.

Le rideau est fermé comme un couvercle étanche. Le rideau nous protège, rempart, barricade, ligne maginot. Derrière on entend le bruissement du public qui s’installe. Peu à peu, pétrifiés dans l’obscurité, on écoute la salle qui augmente, qui gonfle, qui s’étire, qui vrombit de conversations, comme des moteurs s’allumant un à un, jusqu’à un bourdonnement effrayant. On s’approche tremblant du rideau : un trou de lumière, on y glisse un œil. Ils sont là, ils vont nous manger, ils ont chacun sur les genoux une cagette remplie de tomates mures. Ils sont venus avec des animaux sauvages qu’ils vont lâcher à la moindre occasion.

Je murmure : fuyons ! De l’air ! De la campagne ! Des étendues ! De la mer ! Je souhaite changer de pays, de nom, je veux bénéficier de l’assistance aux témoins, dénoncer le directeur et refaire ma vie dans le nord enneigé des Etats-Unis. Dans les loges, on sent la pommade, le parfum, on glisse sur des rouges à lèvres. Les filles toussent, crachent, rient, se taisent, poussent des hurlements pour se chauffer la voix. Je vais faire pipi. Je sors, je marche, je retourne faire pipi. Voilà, je ferme à clef, je n’ouvre plus. C’est bien. On est bien. Je vais passer la soirée à lire le papier toilette, dans le confort doux des murs blancs.

Le directeur est fou. Il prend trente kilos en une minute, qu’il perd la minute suivante. Cette troupe d’abrutis, ce décor d’imbéciles, ces répliques d’idiots, c’est toute sa vie, c’est sa lumière, son paradis, il ne veut pas en être chassé, il veut les subventions, ils veux louer des camions, parler de tétralogies, de décalogies, à la fin des repas où brillent les bons vins, les bras qui s’emportent d’enthousiasme, sous les regards acidulés des grisettes, comme un colonel avide de conquêtes.

La scène est barrée de poutres d’aciers : les cintres sont descendus, balançant sur les câbles interminables, ils portent les projecteurs. Ces longs faisceaux noirs semblent ronronner, œil fixe de lumière ; il fait vraiment chaud comme dans un champs de convecteurs. Lorsque tout est prêt, les cintres s’élèvent alors, lourdement, hissés comme des voiles, ils tanguent dans leur ascension et disparaissent dans les hauteurs.

On vérifie tout mille fois. Je retourne pisser. On frappe à la porte des toilettes. Il est encore temps d’annuler. On comprendrait. On parlerait d’intoxication alimentaire, de paludisme, de grève des ouvreurs de rideau. Le directeur s’obstine. Pourquoi ne pas tenter un coup d’état ? Nous pourrions le pendre, le dépecer, promener sa tête au bout d’une pique dans la rue. Je retourne aux toilettes, mais je m’aperçois en fait que je n’en suis pas sorti.

La lumière disparaît de la salle ; nous allons tous être exécutés. Les chanteurs dans le couloir sombre des coulisses ont des regards de fous furieux. Ils pourraient inventer des sectes, manger des moutons vivants, jouer à la roulette russe, s’arracher des dents pour jouer aux osselets, jongler avec des sabres, croquer du plutonium ; ils émettent des petits bruits bizarres avec leur gorge, vérifiant s’ils ont toujours un larynx, un cou, une tête. Certains en tâtonnant, se rendent compte qu’ils se la sont tranchée en se rasant, ils se précipitent dans leur loge pour se la remettre en place, tandis que moi, ne pouvant plus guère pisser, je presse mon sexe pour en extraire nerveusement un jus d’excuse. Olivier le manard s’empare du bâton. Peut-être va-t-il se suicider avec ? En se tapant la tête longtemps ? Non. Déterminé, comme s’il se dévouait pour mettre un terme à notre système solaire, il s’avance prêt du rideau. Il est fou, il va lancer le spectacle. Arrêtez-le. Décrochons un cintre. Assommons le avec des centaines de projecteurs ; trop tard, il frappe un coup… Puis un autre. Le chef d’orchestre, plus échevelé que l’inventeur du ventilateur, monte sur son estrade. Les coups ont été frappés. Chacun retient son souffle. Je crois que j’ai oublié d’aller une dernière fois aux toilettes. Trop tard, il faut tirer, tirer, tirer, tirer, sur la guinde, abattre les remparts, dégager les barricades, il faut se livrer, la scène est ville ouverte, et tout commence, et tout finit, le chef lève les bras, il a un sentiment de puissance car il dirige non plus un piano, mais un orchestre avec des musiciens chers. L’ouverture. Le rideau s’écarte, fait un bruit de vent dans un silence grave.

Boche sort de sa poche une flasque. Nous en prenons chacun un coup, devisant en russe. Adeptes de la méthode Actor’s Studio pour figurants, nous vivons notre rôle. Nous parlons couramment russe, ainsi que deux ou trois dialectes cosaques, selon notre région d’origine. Nous avons fait un stage de deux mois dans des sections paramilitaires en Sibérie, torses nus dans la toundra, avec de vrais gardes russes, les suivant dans leurs patrouilles, dormant dans leur dortoir, affrontant des ours à mains nues. Nous avons discuté pendant des heures sur les techniques de planton, les méthodes pour rester en place des jours entiers, les bras croisés, l’air farouche, nous avons pratiqué la méditation pour atteindre l’immobilité comme les gardes de Buckingham Palace. Nous portons un bouc, étant jeunes et un peu imberbes, nous avons pioché quelques crayons de kohl pour froncer notre menton. Orlofsky sera bien gardé.

Les minutes passent. Le directeur, déguisé en rideau, boit la scène de tous ses yeux, et pour l’instant, aucune catastrophe. Pas d’arrêt cardiaque sur scène, pas d’animal mort qui tombe du plafond, pas d’éruption volcanique ouvrant la trappe pour déverser de la lave sur les musiciens de l’orchestre hors de prix, qu’on ne pourrait pas rembourser. Au bout d’une demi-heure, il quitte un peu sa cachette, au bord du gouffre, et murmure, las, fatigué, constatant que la machine est lancé : voilà, c’est fait.

Derrière la porte, avant notre entrée avec Orlofsky, nous parlons. Toujours cette fente verticale de lumière qui sépare notre ombre du ravin de mille feux. Orlofsky s’approche de nous. Gentiment, il nous murmure un secret. Nous l’avons depuis oublié. Puis le majordome annonce son entrée, hurlant comme un possédé, le prince a terminé de chuchoter pour nous cette histoire disparue, et tous les trois nous nous faisons un clin d’œil. Le temps passera, comme une comète dans l’éternité épuisante, mais nous avons ce petit murmure qui ne semble pas se terminer, comme si nous savions, avant d’être déversé de notre cachette. Il dit doucement : « Messieurs, en scène ! » La porte s’ouvre.

La salle s’étend comme la tanière d’une monstrueuse chimère, avec des centaines de têtes. C’est beau. C’est bête. C’est gros. Grotesque. Attendrissant. J’ai encore oublié, j’aurais dû aller aux toilettes. Les costumes éclatent. Les gens sont comme des peintures bombardées de tâches qui jurent. Dans les verres, on a mis du vrai Champagne, parce que c’est la fête, et les gens pétillent, la tête à l’envers. Nous nous postons de chaque côté. Pendant les six secondes où nous devons gagner notre immobilité définitive, nous en faisant des tonnes, les jambes dans tous les sens, le regard farouche comme des éventreurs. Puis voilà, il nous faut garder.

Tandis que nous gardons, la scène s’agite, là-bas, exagérément. Nous voyons s’enfuir le second acte avec une certaine mélancolie. De temps en temps, ma compagne à l’autre bout de la scène nous fait signe, car nous nous avachissons ; on se redresse. Alors rentrent les danseuses.

Il s’agit d’une troupe de danse qui joue bénévolement. Des amateurs, une aubaine pour le directeur qui a fait une bonne affaire en incluant dans sa production un gros ballet pour pas un rond. C’est un groupe de femmes en chignon, bigarrées, pas très standard, à l’opposé des gens de l’orchestre, chers. Elles sont habillées en tutu. Le clou du ballet est l’arrivée d’une petite fille de cinq ans, avec également un petit tutu, et qui tourne sur place maladroitement, dans une ambiance de gentil ridicule. Le public, attendri, pousse des oh et des ah. Devant ce spectacle infiniment kitsch, nous tâchons avec Boche, de rester stoïques. Nous nous devinons du coin de l’œil. Nous savons ce que pense l’autre. Il faut alors penser à ne pas rire. Cette pensée rend alors difficile un objectif si facile en tant normal. Ce lourd interdit nous incite à le braver. Parfois nos joues se gonflent, nos mâchoires se crispent, et il faut pourtant rester de marbre. Mais ce soir le ballet dérape. D’abord, en faisant des petites rondes, une danseuse envoie une spectaculaire baffe à sa collègue qui chancelle, comme auréolée de petites bougies au dessus de son crâne. Nos visages sont cramoisis, c’est une douleur de rester sérieux. Puis la petite fille arrive, avec son tutu blanc, ses gros chaussons de danse, sa petite couronne de fleur. Le rire gronde en nous, nous sort par les oreilles comme la vapeur des cocottes minutes. Et pourtant il faut rester sérieux. La petite fille va pour tourner. Les choristes, se resservant du champagne, regardent avec une passion d’aliénés l’enfant pivoter comme la figurine d’une boite à musique. Elle tombe. Elle se croûte. Elle se viande. Elle s’étale. Elle se casse la gueule. La petite enfant en tutu. Le visage vert, ou bleu, nous restons sérieux, des larmes coulent de nos yeux, de nos oreilles, nous lâchons quelques gouttes de pipi, puis nous essayons de penser à des choses graves, la mort, la destruction, la guerre, la faim, la misère. Etrangement, en vain. La petite danseuse se ramasse à la pelle, elle a oublié ce qu’il fallait faire, elle porte un doigt à sa bouche.

Enfin, la torture s’achève, le rideau tombe sur les danseuses, sur les chœurs, sur l’acte deux, sur les costumes, sur les airs, les ensembles, le champagne, les escaliers, les couleurs, les chapeaux, les plumes, les boas, les coiffures extravagantes, les grandes moustaches, les lunettes des valets, l’immensité des maîtres ; l’obscurité nous enveloppe entièrement, nous, les gardes russes, tombons à genoux au fond de la scène, la tête entre les mains. A l’abris des regards, tordus, pliés, prostrés, nous nous regardons, fous de rire, baignés de larmes, amis embarqués dans une picaresque et absurde aventure, épuisés de rire.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...