vendredi 15 février 2008

L’homme le plus fort du monde

Depuis quelques jours, cette idée m’obsède : dans un cirque, l’homme le plus fort du monde. Il y a la fameuse trapéziste, et ses innombrables frères aux noms slaves, ils arrivent tous sur scène avec leur pantalons tendus, ils sautillent, droits, énergiques, tarabiscotés. C’est long pour qu’ils commencent leur numéro, ils ont besoin de bondir partout, avant. Les frères, l’unique sœur. Les réunions de famille doivent être compliquées. Il faut une grande salle à manger.

La trapéziste, de loin, en maillot de bain, a l’air de la femme la plus sublime du monde. Elle semble droit sortie d’un catalogue de la Redoute. Ils montent sur une grande poutre, les trapézistes, avec leurs pantalons lumineux, et font des bonds prodigieux, sur une corde. On se prend à rêver : si l’un tombe, s’écrase, sans filet, ça ferait une soirée mémorable. On verrait pour de vrai du cerveau, rosâtre, répandu. On en parlerait dans la presse.

Il y a le dompteur de tigres, de caniches savants. Il y a le nain. L’homme le plus petit du monde. La femme à barbe. La dresseuse de chevaux. Elle fait, appliquée, beaucoup de simagrées, à pivoter sur la selle comme à l’école d’équitation, avec des superbes bottes de cuir éminemment érotiques. Les chevaux font toujours des crottes, les trapézistes les évitent en sautant partout, sans fatigue.

Dans certains cirques bon marché, si l’on observe bien, les familles de trapézistes changent de nom slave entre deux numéros. Je l’ai vu. La même personne : tantôt, Tatiana de Bulgarie, et son numéro de trapèze australien, incroyable, sans les mains, tantôt Petrouchka de Tchécoslovaquie, son numéro de jonglerie, sans les mains, incroyable ; à l’entracte je la reconnais à distribuer des cacahuètes, elle s’appelle Régine, elle a la gouaille du XIXème arrondissement.

L’homme le plus fort du monde. Il entre en scène, monsieur Loyal l’annonce, est-ce bien vrai ? Il est épais. Le monde ! Les cinq continents, plus l’antarctique des esquimaux, les sumos, les haltérophiles, les philatélistes, les membres du GIGN, les colosses, les golems, les monstres, les fous, les mutants. Lui, il bouge sa mâchoire d’un air puissant. Où sont les choses que je les casse ? Où sont les poids que je les déplace ?

Le prix de Nobel de physique est-il quelque part l’homme le plus fort du monde, en physique ? Le voit-on dans un cirque en train de résoudre des équations à vingt-cinq inconnues ? Entouré de chaînes, l’homme le plus fort du monde se gonfle, et les fait éclater. La foule applaudit ! Monsieur Loyal répète : regardez, il s’est libéré de ses chaînes en titane de fer, c’est la première fois que ça arrive, les fois d’avant, avec le CDD du moment, ça ne marchait pas, mais là, mazette, c’est spectaculaire, il fait voler en éclat les chaînes de la servitude ! L’homme le plus fort du monde ! Puis il soulève une grosse enclume, en transpirant.

Dans le livre des records, il y a beaucoup d’hommes le plus fort du monde. Il y en a un qui a mangé une voiture, un qui a fumé un million de cigarettes en même temps, un qui pèse trois cent kilos, soit autant qu’une classe de CE1, un qui a traduit Cicéron en vingt-cinq langues. A eux tous, ils s’unissent, et font des hommes le plus fort du monde.

Il arrive, terrible, en pagne, une peau de tigre, il vient avec ses chaînes, ses enclumes. Son outil de travail. Autour de lui, les frères Bogdanov sautent dans tous les sens, avec leur pantalons tendus de paillettes. Puis il prend sa retraite. Vous avez cotisé quoi comme métier, pendant quarante deux ans ? Homme le plus fort du monde. Hey, le vieux, l’homme le plus fort du monde, viens m’aider à monter la bouteille de gaz, s’il te plaît. Au club du troisième âge, il y a tous ses amis : le nain le plus nain du monde, les frères Bogdanov, le dompteur de caniches, le clown suicidé, le veuf Loyal. Les frères Bogdanov sont immobiles sur leur tabouret. Ils ne bondissent plus. Ils ont des petites couvertures sur les genoux. On lui murmure, on lui confie, des choses comme – oh la belle affaire – comme : la vie, le temps, nous ont enchaînés. Quelle plaisanterie, nous sommes noués dans la camisole de farce ! Les chaînes autour de la poitrine, il s’étend, se déploie, s’écarte, explose, se lève, éructe, rugit, triomphe : les bras en l’air, vainqueur, puissant : l’homme le plus fort du monde !



Illustration : Benoit Gréant

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