jeudi 21 février 2008

Un si gentil nazi

Derrière son comptoir chargé de livres, il attendait, petit, effacé, avec son visage lunaire de pierrot vieillissant, son gros pull-over de berger en laine . Il vous accueillait, levant son épais et brillant regard de verre, sans jamais se départir d'un bienveillant sourire, comme une sorte Joconde à lunettes. Il parlait d'une voix douce, parmi un décor de statuettes hindoues, d'encens bizarres, de pendules, d'huiles essentielles. Avec ses longs cheveux noirs et gris qui cernaient sa figure ronde, il semblait être la caricature ultime du vieil hippie. C'était rassurant, c'était tellement prévisible. Il s'appelait Michel.

Dans les rayons de sa petite librairie, on trouvait comme partout de nombreux ouvrages hétéroclites : médecine douce, alimentation biologique, histoire des indiens d'Amérique, histoire des indiens d'Inde, ésotérisme, acupuncture, yoga, sciences, fictions. Au détour d'un rayon, je trouvais des ouvrages rares sur la mécanique quantique. Amateur de cosmos et d'autres trucs nébuleux, j'adorais lire ces théories sur les infiniment grands et petits, dont la difficulté extrême recelait une poésie inépuisable. Je savais qu'au fond, je n'y comprendrais jamais rien, à ces histoires d'espaces courbes, mais ces mots, si compréhensibles pris à part, opaques mis ensemble, nourrissaient toujours l'espoir d'être saisis.

Je travaillais dans la librairie d'en face, un repaire de gauchistes qui vendaient pour une fortune les pamphlets de Céline, cachés dans un coffre. Il y avait le professeur, cheveux blancs, barbichette, c'était l'intellectuel de la bande qui avait lu l'ensemble de la littérature mondiale depuis l'invention du parchemin ; il y avait son contraire, le bidouilleur avec le crayon sur l'oreille, blouson de cuir, qui portait des gros cartons de livres de poche. Freud, disait-il, un sourire narquois, non, connaît pas ce joueur. Un attaquant ? Ils m'envoyaient parfois apporter des livres anciens chez l'autre, celui d'en face. Ils étaient amis, les gauchistes, Michel « le guide du routard ». Ils prenaient parfois le café ensemble, c'était agréable, au petit matin, le goût des croissants, la claquement des talons dans les pavés ensoleillés gardant encore la fraîcheur de la nuit, entre Rhône et Saône.

J'entrais chez Michel, avec mes livres anciens, nous discutions gentiment. Si j'avais eu faim, il m'aurait sorti une tranche de pain. Si j'avais été à la rue, il m'aurait offert un sac de couchage, un matelas. Je faisais part de mon enthousiasme, quand furetant dans les rayons, je tombais sur un livre compliqué. J'espérais que les formules farouches, par contagion, fassent de moi un type moins bête. Il n'était jamais hautain. Il semblait aussi humble et doux que le mouton ayant servi à faire son pull. Je pris alors l'habitude, le samedi ou le dimanche, quand je ne travaillais pas, si je passais dans la rue, de lui dire bonjour.

Michel, nous sachant d'éternels étudiants sans le sou, embaucha ma compagne pour de petits travaux à mi temps. Il lui apprit des rudiments de librairie, ne la grondait jamais pour ses quelques erreurs dans les commandes. Comme elle était chanteuse, il lui donnait des potions de Fleurs de Bach, pour la voix, pour le trac, pour le stress. Il avait un bon réseau, il la recommandait à tous les gens du spectacle de sa connaissance. Le soir, j'allais la chercher dans la boutique en face, je l'attendais dans la librairie de Michel, à fureter, entre amour et littérature, c'était une vie douce comme du miel, des journées à tremper dans un bocal, pour les conserver infiniment, des journées à glisser dans un herbier, à sampler, à repasser en boucle.

Un soir, patientant au fond de la boutique d'en face, je m'abaissais et dans un bac, je tombais sur un ouvrage de Garaudy : Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Je fus stupéfait. Ce livre n'était-il pas interdit ? Je me levais, interloqué par cette anomalie, dans cet antre du babacoolisme, et interrogeait du regard le décor. Des statues de Vishnu, devant ma stupéfaction, semblaient hausser leurs nombreuses épaules.

Je fis aussitôt part de mon étonnement à ma compagne, en sortant. Ce n'était pas possible, Michel, il a du se tromper. Fasciné, incrédule, naïf, je passais quelques minutes, les soirs suivants, dans sa boutique à comprendre, tandis que ma compagne terminait ses dernières travaux. Un livre sur la médecine naturelle, par exemple, contenait soudain, entre deux lénifiantes descriptions de fougères, une saillie sur les puissances des laboratoires pharmaceutiques, le lobby de ces gens qui, masqués, dans l'ombre, contrôlaient la planète avec des médicaments. Par des formules complexes, ésotériques, cryptiques, on constatait que ces puissants financiers de l'ombre s'appelaient souvent Abraham ou Moïse ou Jacob ou David. Dans d'autres ouvrages, surgissaient sans enchaînement logique, des statistiques sur la naissance des étrangers et l'inaction des nations européennes. Ca ne collait pas, ces gens là avaient normalement des gros blousons, des têtes de chiens, le crâne rasé et la bave coulant des lèvres : je m'en souviens, j'avais pu les observer tandis que, cheveux aux vents tel le romantique, dans l'air frais d'une douce nuit d'été, battant des records de vitesse, je les voyais me courir après, nourrissant le projet original de m'éclater la tête.

Un soir, j'entrais encore : Michel discutait avec un homme sanglé dans un manteau noir, un grand cou raide, un chapeau de feutre vissé sur sa figure de vieil aumônier scout. Une sorte de Jean Moulin raté, comme sa silhouette sombre au pochoir. A mon entrée, ils cessèrent net de parler, me dévisagèrent tels des lézards inexpressifs. Je souris courtoisement, fis mine de m'intéresser à un ouvrage sur le Népal, posé en évidence sur le présentoir ; ils poursuivirent leur chuchotement. Saisissant quelques mots au hasard, je reconstituais une conversation assez délirante. Je crois bien qu'avec leur voix douces et polies, leurs intonations musicales de gens instruits, ils évoquaient calmement un monde nettoyé de ses juifs, comme des rats, comme des insectes, la prophylaxie occidentale, comme je vous parlerais d'un impôt sur les fruits rouges. Pendant ce temps, des jeunes filles multicolores, les cheveux chargés de tresses de tissus, des sacs verts élimés en bandoulière, s'extasiaient dans cet caverne chargée de promesses de voyages et d'orientales légendes.

Michel recevait dans son échoppe bardée d'encens et de posters de bouddhas tout le gratin négationniste, révisionniste, nationaliste, frontiste, néo-proto-para-nazi de la région lyonnaise. On y causait invasions indo-aryenne, mysticisme nazi, on évoquait les pharaons, tout en vomissant les symboles francs-maçons. On déplorait la politique infiniment molle et timorée de Jean-Marie Le Pen. Je fis part de mon effroi à mes gauchistes d'employeurs. Tel un infiltré, je révélais cet ignoble commerce au professeur, cheveux blancs, barbichette, je m'attendais après ce coup de théâtre à le voir sortir son tromblon du coffre, franchir la rue pour cribler de plombs et d'étoupe la vitrine de Michel et ses cartes postales de petits chatons. Le professeur, le regard opaque, vide, toussota, et me répondit simplement qu'il était bien souvent en désaccord avec Michel. Il fronça les sourcils. Avec la plus grande fermeté. Il dévia le regard, trouva de vieux Freud à ranger. Que voulez-vous, le silence plaidant à sa place, c'est la boutique d'en face, que voulez-vous, entre libraires.

Les matins se poursuivaient, nonchalants et doux, dans cette charmante rue médiévale ; on les croisaient parfois, souriant, plaisantant, les gentils libraires, les gentils nazis, un café à la main, devisant sur le temps qui passe.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...