lundi 10 mars 2008

Laideurs de la Beauté

J'ai croisé à midi, venant prestement en face de moi, une fille d'une beauté époustouflante, une figure qui semble vous réveiller en sursaut, une vision comparable à un seau d'eau glacée. Elle avait un visage si conforme aux canons de la beauté qu'il en paraissait anormal.

Une peau de porcelaine, délicatement colorée, un profil sans erreur, une perfection dure et altière, poupée Barbie dépourvue de sourire, avec, étrangement figé dans son regard croisé, l'air de la méchanceté ordinaire.

Dans son regard, j'ai senti qu'elle était pleine de sa propre splendeur, consciente, satisfaite. Elle se savait arborer un masque d'injustice, signifiant à toutes les ombres de passage que leur genre à eux était plutôt de porter des sandwiches à la main, et pas l'exception au museau. J'ai noté que ses lèvres roses faisaient un légère moue, comme un soupçon de répugnance resté sur le visage, un air d'engin motorisé, de fusil mitrailleur, de bombe à fragmentation. Parce que j'ai été frappé par sa superbe et son dédain, j'ai tout de suite imaginé la ride qui allait se creuser, au fil des ans, autour de sa mâchoire rogue, rictus cruel au dessus d'une mauvaise soupe, dans le réfectoire désinfecté parsemé de vieux immobiles.

Elle a disparu, chaloupant avec morgue, se faufilant au coupe-coupe dans une brousse d'hommes ployant le cou à son passage. Toute sa journée doit se dérouler de la sorte. Une continuelle sollicitation, comme des gouttes de regard qui lui tombent sur le front. Quel supplice. Elle doit peut-être se dire, à force, allez je mange du gras à chaque repas, et je ne m'habille qu'en tablier bleu à fleur, comme dans le catalogue "Daxon", mais en fait non.

Un jour, dans le métro, je fixais la longue liste des stations. Une jeune femme avait sa tête collée contre le plan horizontal, elle portait sa jeunesse avec humeur, comme un casque de moto. Croyant que je la dévisageais, les yeux plongés dans le plan, elle fit un geste d'impatience. Comme une paria complaisante, elle s'irritait de sa puissance telle une sorte de spiderman en civil. Le plus drôle, dans son cas, est qu'elle n'était pas spécialement belle, plutôt épargnée, à vrai dire, mais son propre boniment semblait la rendre heureuse, avec exaspération.

***

Plus tard, au guichet du banquier, une femme sans grâce arrive, et demande s'il est possible de virer vingt euros du compte A de monsieur, vers le compte B de madame. Le guichetier soupire. Est-ce qu'il n'a que ça à faire, aider les clients qui se présentent au guichet ? Il secoue d'abord la tête, dit simplement "non, ce n'est pas possible", refuse avant la fin de la requête, mais comme elle insiste, et puisque la veille sa collègue l'a fait, il soupire infiniment, lève les sourcils, épuisé, siffle entre les dents, et clique sur un ou deux onglets, et d'un air de seigneur des Carpates, il lâche : voilà c'est fait...

La fille d'après, Petra, est d'un autre format. L'employé, alerte, sursaute sur place, les mollets tendus, touchant à peine sa chaise. C'est pour ouvrir un compte au Groenland. Est-ce possible ? Ah, mais, l'employé lève ses deux mains tel un pianiste, tout est possible ! La puissance du guichetier ! Il ouvre des centaines d'onglets. Je vais y arriver ! Je vais y arriver ! C'est facile pour moi. Je vais chercher le directeur. Tout le monde se mobilise. C'est le Petrathon. Dans quel endroit ? Nuuk ? Ammassalik ? Ittoqqortoormiit ? Vous souhaitez obtenir un numéro de compte facile à retenir, par exemple "1" ? L'agence n'existe pas encore, en souhaitez vous la construction d'une ?

Mais, revanche de la vie, si cette dernière, Petra, finira vieille et misérable, la première également. Il y a une justice, comme quoi.

***

En attendant, Petra, la muse, dira à son poète, allongée sur le lit, ses mules roses se balançant dans l'espace : j'aime pas Marcel Prout, il fait des longues phrases. Le poète, ravi, rira de bon cœur, lui disant : ô muse, ta candeur brise toutes les conventions qui enserrent nos vies studieuses et empesées, ô être de fraicheur valant mieux que toutes les vaines civilisations et nos dérisoires études, plus que le laborieux poète, tu es la poésie involontaire faite vie, puis Petra répondra : ah merci Raoul, ben tu es bien bon.

Dans la salle d'attente du coiffeur, pour finir, elle lira un magazine coloré. Un actrice gagnera des galons en jouant un rôle de grosse. Quel talent, quel courage, pouvoir s'enlaidir à ce point. Quelle force d'être laide quand on est belle. Quel courage d'être belle quand on est laide. Mais l'actrice modeste, sublime, désirable, terminera par cette vérité : "L'important, finalement, c'est la beauté intérieure."

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...