jeudi 27 mars 2008

Le chien

C’était un chien. Il était con. On ne sait pas trop comment distinguer dans cette espèce fidèle les lumières des abrutis, mais manifestement, il appartenait à la seconde, celles des benêts, des patauds, des chiens qui n’avaient pas inventé l’eau chaude ni l’os en plastique.

On lui lançait un bâton au loin, il courait cinq secondes, puis s’arrêtait. Il avait oublié pourquoi il courait. Alors au loin, il se retournait, nous regardait. Il se demandait ce qu’il faisait comme ça au loin, alors que l’instant d’avant, il était au près. Il sautillait, alors, balançant un peu tout, en désordre, à droite à gauche, ses oreilles, sa langue. Il était heureux de revenir près de nous. C’était une joie simple et inépuisable. Nous lancions à nouveau le bâton. Parfois il ne partait pas. Il oubliait de partir. Il nous regardait en remuant la queue, avec bonheur, comme si les imbéciles, c’était nous. Nous relancions encore un ultime bâton, en l’insultant copieusement, l’exhortant à se remuer, et il partait à toute allure, déchaîné, fou, résolu, déterminé, et pissait contre arbre. Il avait oublié le bâton. Puis revenait, avec cette joie toujours vibrante au postérieur, comme s’ils découvrait incessamment, avec extase, la splendeur de ses maîtres.

C’était un cocker. J’avais huit ans. On m’avait dit : d’accord, mais c’est toi qui irais le faire pisser, le matin, et le soir. Oui j’avais dit, insouciant, tout, n’importe quoi, un chien. Il m’avait ému tout de suite, si petit, si con, dans cette boîte pleine de paille. Il était tout seul dans sa caisse, comme un invendu. Avec ses grandes oreilles pendantes, on aurait dit Francis Cabrel jeune. Je l’ai pris contre mon épaule, il sentait le talc, ou l’anti-puce. Il remuait sa truffe en me fixant, entreprenant la grande classification de son bref univers. Tout d’un coup, ce n’était plus nous la petite chose fragile, c’était le clebs. On le serrait, on le dorlotait, tandis que la voiture démarrait, on lui promettait un monde de jardins et de biscuits.

J’allais le faire sortir, pour ne point qu’il s’oublie sur le carrelage, et je le maudissais. Quel con. Dans le froid, il tirait sur sa laisse, sans raison, juste pour avancer, comme si la terre ne tournait pas assez vite, avec son nez qui aspirait sans jamais faiblir le socle de l’atmosphère. Sans fin. Il trouvait un arbre, il était heureux, il pissait. Puis il oubliait qu’il avait pissé, et cherchait une autre chose dressée depuis le sol, un pylône, un panneau.

Puis il a vécu. Je lui caressais le crâne, le soir, dans la fébrilité fatigante de l’adolescence, je le scrutais comme la mascotte absurde du grand Tout. Je me disais, je lui disais : alors toi, si tu meurs, tu vas direct dans le néant. Comme ça. Tu respires, tes poumons pompent, et puis voilà, pour rien, gratuitement. Son pelage était noir. Comme le néant, me disais-je. J’allais lui chercher un petit biscuit. Le néant qui l’attendait, ça méritait bien un petit biscuit. Il me regardait content, indifférent à la brutalité du temps. Il avait oublié.

Puis je suis parti de la maison, pour toujours. Ma mère l’a très bien pris. J’ai rangé mes chemises dans un sac de sport. Ma mère est d’accord avec tous mes choix. Je lui aurait dit : j’ai battu le record de Marc Dutroux, elle aurait acquiescé, elle aurait dit, c’est bien, c’est une chose comme une autre. Je téléphonais, et je demandais aussi des nouvelles du chien.

Je rentrais parfois, à la maison, je prenais le bus, comme un exilé, comme l’inventeur de l’eau chaude. Le chien était là, il ne m’avait pas oublié. Puis il a vécu, mais trop. A un moment donné, toutes les bonnes choses de ce monde, pisser, courir, tenter d’égorger le facteur, tout s’est couvert d’un grand voile de fadeur. D’épuisement. De résignation. Il était devenu gros, un gros fruit trop mûr, pendouillant à l’arbre de notre affection.

Puis il a cherché à droite à gauche un endroit pour ne plus y être, pour se laisser derrière lui, sa carcasse noire gonflée d’eau. Il se couchait, dormait, se relevait, tournait autour de lui, las, puis dormait à côté de son panier, pour y peser moins lourd dedans. Il cherchait un endroit pour s’oublier longtemps. Puis comme ça n’en finissait pas, il en a conclu qu’il ne fallait peut-être pas oublier d’y passer. Il s’est mis devant la porte de la cuisine, qui menait au jardin, comme quand il devait assouvir un besoin urgent. On lui a ouvert ; frappé d’une seconde et furtive jeunesse, il a trottiné dans l’herbe, heureux, idiot, dans le printemps saturé de papillons et la pelouse pelée, pleine de fleurs cassées ; soulagé, il s’est allongé sur le flanc pour la sieste incommensurable, et c’était fini.

photo : source

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