lundi 19 mai 2008

Les aveugles

Il faut être patient. Ils souffrent ces pauvres enfants. Avec leur cannes blanches, à tâtonner sur les trottoirs, hasardant un chemin, moi les guidant. Avec leur milliers de questions, leur liste infinie de demandes. On est où ? De quelle couleur est le mur ? C’est quoi le vert ? Pourquoi il fait froid ? Quelle heure il est ? C’est quoi le vent en fait ? Pourquoi la terre tourne autour du soleil ? Tu es habillé comment ? C’est quoi un ptérodactyle ? Tu es où ? Pourquoi on meurt ? A qui tu parles ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu fais ?

Je réponds doucement, avec patience. Je suis l’accompagnateur, le chauffeur de bus, le guide, le repère. Allez, on va rentrer les enfants. Ils me suivent, comme une portée de canards, à la queue leu leu, ils se suivent les uns les autres, avec leur canne blanche. Ils pourraient se suivre les uns les autres longtemps, se tapant le mollet avec la canne, faisant aïe mais arrête fais attention, pourquoi tu me tapes comme ça, on est où ; puis se perdre dans la ville.

Comme ils ne voient pas, ils parlent fort. Comme des sourds. Allez savoir pourquoi. Ils m’imaginent loin, alors ils m’interpellent, leur voix porte résonne. Leur voix est bien posée, comme les chanteurs, ils parlent, ils s’exclament, théâtralement, avec autorité. Ils m’apostrophent à longueur de temps. Je suis juste à côté, ils gueulent pourtant comme si j’étais à cent mètres. Tu es où ? Tu fais quoi ? On est où ? Pourquoi on va là ? De quelle couleur est le ciel ? On regarde quoi là ? A qui tu parles ?

J’ai la tête comme une pastèque. Ils sont adorables. Je suis patient. La nuit, je pourrais dormir pendant un mois. Je leur dis chut s’il vous plaît, parlez un peu moins fort. Soyez raisonnables.

Allez, on va visiter un musée. C’est dans l’emploi du temps. Je pense : c’est quoi ce truc débile, visiter un musée ? Ils tâtonnent, tabassent des œuvres d’art au hasard avec leur canne. On fait quoi ici ? C’est quoi tout ça ? Je les vois, cherchant, leurs pupilles dilatées à fond, les yeux en roue libre, fous, tels des billes qui n'en finissent pas de rouler. On dirait des drogués, divaguant dans le brouillard. Ils se parlent entre eux, ils se cherchent, ils crient, ils craignent de se perdre. J’ai la tête comme une citrouille. Je leur dis : chut, parlez moins fort s’il vous plaît. Ils tâtent les œuvres d’art, les cernent, les envahissent, les englobent, les enlacent. Les sculptures, câlinées par les enfants aveugles. Ce n’est pas autorisé, mais le vigile est bien embarrassé, des « non-voyants », vous pensez. Ça fait de la peine. Je leur dis mollement, non, on respecte les œuvres d’art, s’il vous plaît les enfants, ils les malaxent pour les comprendre, pour les sentir, pour les modéliser dans leur crâne, pour construire leur image avec leurs doigts. Ah je suis désolé, dis-je au vigile. Le vigile, confus, embarrassé, semble avoir quatre mains pour s’excuser de vigiler.

Mon visage. Mon corps est à moi, je pourrais avoir un peu d’air ? Un peu d’espace ? Un peu d’intimité ? Mais je suis patient. Ils me malaxent comme de la pâte à modeler, ils me touchent, m’appuient, me contournent. Ils me labourent le visage de leur mains curieuses. Et ça c’est juste pour vérifier, pour constater. Parce qu’ils me touchent en plus pour que je les protège, pour que je les guide, pour que je les aime. Ils veulent des câlins. C’est juste comme de l’essence, comme pisser, comme manger, dans leur nuit permanente, l’empire incompréhensible fait d’obstacles invisibles, ils veulent des câlins, ils veulent sentir mes mains les délimiter. Ils me palpent, ils sont sur moi, des centaines de singes sur un arbre. Ils sursautent aux bruits soudain, comme des petites créatures. De l’air ! Parfois ils sont juste tristes, ils ont une pointe de déprime, surtout ceux qui ont déjà vu et à qui ça manque, là comme ça tout d’un coup. Ils s’affaissent, regarde dans le vide, encore, en pire, le vide vide.

On va rentrer. Ils sont fatigués, ils sont nerveux, ils se sont beaucoup concentrés. Ils m’interpellent. Ils parlent fort. Encore. Je suis patient. Puis je gueule : bordel de merde, vous pourriez pas fermer un peu vos grandes gueules de temps en temps, ou je vous casse vos cannes blanches sur le crâne ? Silence. Des gens nous regardent, horrifiés. Ils s’agrippent à leur canne, les enfants aveugles. Parce que le guide, le chauffeur de bus, le moniteur, il en a raz la casquette. Ils se taisent. Enfin. Ce n’est pas trop tôt. On est dans le bus. C’est calme. Pas de chahut. Pas de question. La paix. Je mets un peu de musique. Mozart. On rentre tous au foyer. Détendu, tranquille, serein, je souris.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...