vendredi 27 juin 2008

Les pétrons de la jeunesse

A cet instant précis, le 17 juin à 21h et quelques, je viens juste d’arriver chez Monsieur Romano, je suis en retard, je fléchis les genoux pour m’assoir sur le canapé, des bières à la main, encore imprégné de l’air frais du dehors. Je dis : « Ah quand même, espérons qu’on va passer une bonne petite soirée ! », mes fesses effleurent à peine le coussin, je ne suis même pas vautré qu’Eric Abidal se prend un carton rouge, à la télévision, consternation, penalty, but. Quand j’ai pleinement fini de m’assoir, c’est déjà plié. J’ai mon pack à la main, encore emballé sur les genoux. C’est plié comme nos jambes sur le canapé, comme Monsieur et Madame Plié ont un fils, Bernard Plié. Eric Abidal à la télé fait plein de gestes avec plein de bras, pour exprimer sa vaste incompréhension. Je dis : je vais peut-être rentrer chez moi directement, en fait. Je fais mine de me lever. C'est ça de confier les clefs de sa soirée à des sportifs.

Puis nous rions z’à gorges déployés. A tel point qu’on pourrait s’appeler monsieur et madame Déployés ont des fils comment l’appellent-ils ? Georges. Parce que Georges Déployés.

Monsieur Romano est légèrement italien sur les bords, prétexte fallacieux pour vouer un culte déraisonnable à la pizza et tomber par terre en toute circonstance, grimaçant de douleur, tout en s’empoignant le tibia. La dernière fois qu’il est sorti de son indifférence footballistique, en l’an 2000, c’était pour supporter les azzuri (comme disent les journalistes sportifs pour changer, comme on dit aussi les bataves, les teutons, les oranjes, la selección, la seleção, la selektion, la επιλογής, la выбор, la Roja, histoire de ne pas faire des répétitions). Monsieur Romano nous avait aidé à déménager, et le soir, c’était finale de l’euro 2000. Parmi nos cartons et après l'effort, il se réjouissait bien légitimement de voir ses favoris gagner, exprimant sa joie en se roulant par terre, grimaçant de bonheur, le tibia empoigné d'amour. C’était avant que Wiltord n’égalise.

Cette année, huit ans après, il a décidé pour une fois de supporter les bleus, c'est-à-dire les azzuri en français, pour qu’on ne finisse pas la soirée à se taper, enfin, moi à le taper, lui à se rouler par terre en s’empoignant le tibia. Madame Romano lui dit alors : tu ne porterais pas un peu la poisse, toi ?

Supporters aussi joyeux que dans une crypte, nous agitons nos reliques en guise de fanion. Puis nous devisons. J’affirme : si on se qualifie, là, ce soir, je rentre chez moi nu. Je te le promets. Il me dit : quand même, fais attention, tu te rends compte que tu as tout le boulevard Barbès à traverser ? Tendre inquiétude. Douce précaution. A ce moment, là, précis, paf, but, 2 à 0. Tout le monde fait plein de gestes d’incompréhension, sur le terrain, avec des tas de bras, avec presque pas de murs. Les italiens font des monticules d'italiens pour se réjouir. C’est plié, comme Bertrand Plié, son fils. Je dis oui, si on se qualifie, je rentre chez moi nu, avec une fanfare brésilienne de danseuses nues.

Je me souviens vaguement de la demi finale France-Portugal en 1984, on était allé sortir le chien, après, avec mon beau père, il était de bonne humeur, pour une fois. Il faisait doux, ça avait été une bonne idée de confier sa soirée à des sportif.

Avec le foot, j'ai l'impression d'être une sorte de chien qui revient sans cesse remuant la queue malgré les sceaux d'eau reçus. Au collège, j'ai maudit ce sport collectif de bourrins. Quand les capitaines déguillaient pour constituer les équipes, j'étais dans les derniers à être choisis, parmi le gros, l'ado-tronc et le correspondant croate. Les équipes étaient constituées d'un gardien, qui se la jouait à mort avec ses gants démesurés de moule à gaufre, de deux défenseurs et de huit avant-centres. J'étais souvent parmi les défenseurs, poste pourri, besogneux, ingrat ; je voyais parfois arriver sur moi les huit attaquants adverses, ivres de rage et de gloires sexuelles, qui s'hurlaient les uns les autres : "Arrête de jouer perso ! Fais la passe !" dans l'espoir de marquer eux même le but, tandis que les huit attaquants de ma propre équipe patientaient au loin, autour du gardien adverse, tous hors-jeu, dans l'attente d'une contre-attaque.

Un des attaquants de la horde tirait un pétron de toutes ses forces. Si je me trouvais au milieu, ma tête était emportée, je sortais anéanti du terrain, remplacé aussitôt par moi-même, faute de remplaçant. En face, mes huit attaquants plantés dans les cages adverses, comme au bal musette sous une tonnelle, se lamentaient en short. Il y avait avec eux l'autre défenseur, le correspondant croate, ambitieux, qui tentait le coup de l'ascenseur social en désertant son poste d'arrière pour évoluer secrètement en attaque, derrière les filets.

Malgré tout, j'y reviens. Ce que j'aime bien dans le foot, c'est que le temps passe plus vite que pour nous. Les équipes changent. Les joueurs vivent quinze ans, et nous, comme des arbres, ou des tortues, on se divertit de ces carrières successives, de leur gloire et leur crépuscule. Moi, on m'appelle jeune homme, alors qu'un footballeur de mon âge, c'est une sorte de retraité chauve, du genre Zidane.

J'ai, dans un accès incontrôlable de lyrisme, une crise aigüe de Werther's Originalisme qui se produit parfois depuis deux ans et demi, montré cinq minutes de football à kéké, à la télévision. Il a voulu jouer avec moi, après, inspiré par ces images. C'était simple : il fallait courir vite en direction du ballon, et se casser la figure, puis après, courir, se jeter sur le lit, et se casser la figure, sans toucher le ballon, en faisant "arg !", sauter sur le lit, faire des bonds, se casser infiniment la figure les uns sur les autres. Le 17 juin à 20h50, me semble-t-il, juste avant que je parte chez monsieur Romano pour voir le match, il m'a dit pour la première fois un truc, quand je l'ai embrassé dans son lit : "Je t'aime papa", paf, comme ça, comme dans les films où le gentil meurt à la fin. Je suis passé au Champion, encore scié comme un rondin, je suis arrivé chez Monsieur Romano, et paf, Eric Abidal s'est pris un carton rouge.

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La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...