dimanche 6 juillet 2008

Le bonhomme doigt

Ah ! Terrain vague de l’enfance, où il n’y a rien, et où on l’on construit tout frénétiquement, sans lassitude ! Sans lassitude. On répète les jeux. Répète. Répète. Je m’assois à côté de Kéké, il me demande : « Papa, tu fais le bonhomme doigt ? »

Le bonhomme doigt, c’est mon index et mon majeur qui font les jambes. C’est un être grotesque, une patte plus longue que l’autre, Quasimodo de main, claudiquant sur le canapé. Avec deux genoux dans chaque membre. Il est toujours disponible, à portée de main, évidemment. On ne l’oublie jamais. Kéké le convoque : « Bonhomme doigt, on monte sur la montage ? On descend la montagne ? On monte sur la montagne ? On descend la montagne ? ». Le bonhomme doigt est infatigable, contrairement à moi.

« Papa, tu fais le bonhomme doigt ? » Ah ! Candeur de l’enfance ! Non, j’ai pas envie. Pause. « Papa, tu fais le bonhomme doigt ? » Bon, d’accord. Le bonhomme doigt est le témoin émerveillé et attentif. Ah ! Plaisirs simples de l’enfance ! Regarde, bonhomme doigt, je suis la voiture rapide ! Regarde comme je vais vite ! Tu as vu bonhomme doigt ? Tu monte sur le train de la montagne, bonhomme doigt ? Tu regardes comme je vole, l’hélicoptère.

Les heures passent, le bonhomme doigt est toujours là, fidèle. Dans le métro, au square, chez le boucher. Tu es où, bonhomme doigt ? Regarde, les portes du métro se ferment. Regarde, elles s’ouvrent. Elles se ferment.

Bon allez, maintenant, ça fait trois heures qu’on joue, Kéké, le bonhomme doigt est fatigué, il va retourner dormir dans son poing, et moi je vais aller m’asseoir sur le fauteuil… « Papa, tu fais le bonhomme doigt ? » Je soupire. De terribles soupirs, longs, puissants, fournis. Non, Kéké, papa est libre, libre comme la liberté, et les droits de l’homme, comme libre Max, et papa en a assez de jouer, là, il a un droit opposable au repos !

« Papa, tu fais le bonhomme doigt ? »

Je serre les dents. Non ! ! J’en ai marre ! Il est mort le bonhomme doigt ! A plus ! Fini ! Couic ! Il est mort, avec toute sa famille, écrasé par des trains remplis d’obèses, il est en charpie, on le verra plus jamais de la vie ! Tu peux lui dire adieu et pleurer sur sa petite tombe qu’est un tupperware ! Puis, pour bien me faire comprendre, je m’empare d’un couteau et je me tranche la main, et je la mets aux toilettes, et je tire la chasse, l’eau déborde, et j’agite mon moignon sanguinolent en répétant les yeux révulsés : tu vois ? ! ? Ya Plus de bonhomme doigt ! ! ! !

Il me dévisage, interdit. Il réfléchit, un instant, encore. Il dit : « Papa, tu fais le bonhomme doigt ? »



Je m’effondre.

Je tombe au centre de la terre, dans le magma orange.

Bon, d’accord. Je remonte lentement, du centre de la terre, en me faisant moi-même la courte échelle.

Je suis de retour. Kéké est content. Il dit : regarde, bonhomme doigt, comme je roule vite, tu as vu ? Tu veux monter ? Bonjour, bonhomme doigt, tu vas bien ? Tu m’accompagnes ?

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...