jeudi 24 juillet 2008

Un père, et passe

Comme absent, je regarde mon fils, il pétille, assis sur sa chaise. Il parle en riant, agite ses bras, chantonne, se perd dans une fantaisie incohérente, l’excitation électrique du soir qui tombe. Il me regarde, content, confiant. Moi je l’observe à mon tour, vide, paisible, sec, j’écoute une pensée flasque en le dévisageant, c’est un spectre, chien emmuré gémissant, plaintif, qui me suggère : et si tu lui envoyais une claque magistrale, un vrai coup qui l’enverrait s’étaler par terre ? En plein dans son bonheur rutilant, tout neuf ? Comme ça. Sans raison. Violence soudaine et gratuite. Juste l’impact d’une main, le poison de la vie. Juste, seuls, dans cette pièce, le bonbon liquoreux et immonde de l’existence. Tu imagines son incompréhension ? Son horreur ? Sa panique ? Cette totale trahison ? Tu imagines ? Les fondations de son être s’écrouler, comme ça, d’un geste de la main ? Tu imagines ce pouvoir que tu as sur cette chose ? Cette supériorité brutale, totale, réjouissante ? Que ressentirais-tu si tu l’envoyais valdinguer, cet enfant maladroit, qui te prolonge ? Ce sont des choses qui arrivent. Il n’y a pas besoin de sens, il n’y a pas besoin d’arguments, de protocole, de charte, d’histoires, il y a cela, qui s’accommode de tout, fidèle, idiot, terrifié, comme entassé dans un chenil, des chiens.

Je constate cette voix. Je la toise. J’accuse réception, administrativement. Je l’ai emmurée. C’est une chose qui, visiblement, fait ses besoins, et pleurniche, et réclame, et gémit, increvable hamster. Je peux presque la palper, là, cette frontière, ou ce miroir, je ne sais pas, cette paroi ténue qui nous sépare, si peu, de l’absurde, de l’abject. C’est facile. C’est presque beau.

Nous faisons la chenille. Comme dans les mariages horribles. Derrière moi, ils dansent, ils me suivent, ils se trémoussent, l’ensemble des pères depuis la nuit des temps ; tous derrière, moi devant. Ils fredonnent : la chenille ! La chenille ! Ils plaisantent, rient, hâves fantassins, traîtres, obsédés, je porte leur costume jamais lavé, raide de crasse, parfum d’urine. Ils me disent, blaireaux horribles, bouffis, bavards, menteurs : il est des nôtres ! Il a fait un fils comme les autres ! Le père arbore pompeusement son costume étroit de dignité, contempteur, prescripteur, hâbleur, quand il devrait seulement se taire, et attendre patiemment, cocufié par sa propre progéniture, l’instant de son meurtre.

Mon fils me dit des choses qui me font chanceler, il me dit qu’il m’aime, que je lui manque. Il dit des choses simples, que je lui ai dite, les répète, et il les comprend. En venant vers moi, il marche sans prendre garde au rat intérieur, au rongeur et étrangement, au lieu d’être fier, j’éprouve de la douleur, et de la honte. Je suis déchiré par cette merveille, j’ai envie de lui dire que c’est normal, j’ai aussi envie de lui suggérer, à mon tour, de se méfier, et qu’on ne devrait jamais vraiment faire confiance, car la déception peut être sans fin.

Je le regarde gentiment. Cette gentillesse, éperdue, difficile, impossible, je la garde au chaud dans mon ventre comme un pieu dissimulé au travers, sous ma chemise, c’est une douceur au poison, une horreur de patience, un longue crucifixion affective. Je ferme la cage du rongeur, discrètement, des malédictions plein l’esprit, l’écurie mentale remplie de déjections, je mets la couverture dessus la cage, je l’emmure, j’emmure ce que j’ai emmuré. Je mets la chaux sur les murs, je voudrais désinfecter l’univers. Je sais bien que tout ira bien, je sais que tout ira pour le mieux, toujours, infiniment, et que je ne ferai, à la fin, que tomber de la barque, sur cet océan de calme, après cette traversée belle, cette croisière, pour partir tranquillement m’échouer au bon souvenir.

J’avance ma main, lentement, vers sa tête, il la regarde avec joie, avec complicité. Il ne se protège pas le visage par réflexe, il ne cligne même pas des yeux, il ne se raidit pas sur sa chaise, il n’est pas tapi dans cette vigilance continuelle de l’instant d’après, inconnu qui ne disparaît jamais, tout est bien, et je caresse très doucement ses cheveux, très doucement, mais ce n’est pas une gentille gentillesse, je suis étranglé par ce geste, et juste avec cette caresse, tremblante, il me semble, pendant toutes ces secondes égorger les silhouettes derrière qui ont suivi mon ombre.

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La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...