mardi 19 août 2008

Des sandales et des gens

J'aime pas les gens. Je crois que ça m'a frappé, de retour de vacances, quand après quelques temps dans la montagne à éviter les humains, à regarder les vaches me regarder, je suis retourné au supermarché Champion, hier soir.

J'étais comme ça, en sandales. Parmi les gens. Avec de quoi manger dans le panier, et, au dessus de mon crâne, une nouvelle coupe de cheveux absolument abominable. Même ma tendre épouse a renoncé à me mentir : "Oui, ta coupe de cheveux est abominable, en fait". Voilà qui résonne avec clarté et moult échos dans la vaste vallée des certitudes. J'ai l'air de "Tintin au pays des connards", je ne peux en dire plus. Ma mère m'a dit : "Ah mais. Ce. N'est. Pas. Laid." Je lui ai répondu qu'en général, cette phrase est synonyme de "Ce n'est pas beau".

Ce n'est pas comme Chimène qui me dirait "Va, ta coupe de cheveux n'est point laide", mais je m'égare du sujet.

J'étais donc ici, à me frayer un chemin dans les files informes, aux caisses surpeuplées. Un jour plus tôt, j'étais là, à regarder des vaches qui me regardaient, dans la nature. En général, je n'aime pas la nature. La nature c'est comme les yaourts natures. Je n'aime pas. Il faut ajouter du sucre, et ça va mieux, mais je ne sais pas comment rajouter un gros sucre dans la Grosse Nature.

Au supermarché, il y avait une queue apocalyptique. C'est la faute à l'architecture de l'établissement, c'est une grande surface dans un immeuble. Il n'y a pas la place. Les gens, agglutinés, mélangés dans la cohue, avaient un peu renoncé à s'organiser en queues, et tentaient une course lente de paniers, une course insidieuse, discrète, où chacun cherchait à griller l'autre.

"Mais je n'ai que deux articles ! " criait l'un.
- Et moi un seul article ! répondait l'autre.
- Et moi la moitié d'un ! clamait un troisième !
- Et moi j'ai mangé toute la baguette que je comptais acheter ! Laissez-moi passer !
- Et moi je n'ai aucun article ! Rien ! Que dalle ! Alors, ho !
- Ben pourquoi tu fais la queue, va, hé, connard".

Combats. Cris. Le vigile, qui tente de s'emparer des paniers à l'arrivée pour les mettre au départ.

Avec l'air absolument benêt d'un type en sandale, je croisais des regards durs, marqués par les luttes quotidiennes pour faire des queues. Je vis une jeune fille qui lançait des appels tonitruants à sa mère car elle venait de trouver une place plus proche, plus près, plus mieux, plus vers la sortie. Je revois son regard, ça me rappelle le bon vieux temps du Titanic. Sourde et muette, la jeune femme se frayant un chemin dans la foule impatiente émettait des borborygmes de stress et de joie qu'une certaine misanthropie nourrie dans la nature m'aurait fait qualifier de comique, si cela avait été mon genre.

Je me souviens aussi du regard de ce jeune homme, terrible détermination d'un type qui n'a pas vu sa trentaine de vaches, la veille. Et qui ne s'en laisse pas compter par des types en sandales. Empoignades. Insultes. Intimidation. Panique. On aurait dit un Guernica de clients, avec des gens, des vaches, et même un cheval. Tous tordus. J'avais envie de sortir ma sandale, tel un Khrouchtchev, et de taper sur la tête de la jeune fille sourde muette, pour l'affliger encore plus, et d'apostropher ensuite l'assemblée : "Mais passez moi tous devant si vous voulez ! J'en ai rien à foutre ! Je suis Jésus ! Je suis en sandales ! J'étais en vacances !"

Finalement, je ne m'en étais pas trop mal tiré, grillant imperceptiblement une grand mère ralentie par son arthrose, enfumant un jeune gland dont la greffe du téléphone portable n'avait pas totalement réussi puisqu'il employait toujours sa main pour maintenir l'objet vers l'occiput. Alors, tandis que j'étais sur le point de déposer sur le tapis roulant l'alpha et l'oméga de toute existence, c'est à dire le steak et le papier toilette, je vis une mère avec sa petite fille tentant d'apitoyer des clients, loin derrière moi : "La pauvre, elle souffre des dents, on vient de lui en arracher une !" La jeune fille, avec un mouchoir contre la joue, arborait l'air blessé d'une biche de Walt Disney, un peu trop cabotin. Je les interpelais, magnanime, très "Jésus", très "sandale", très "pas du tout concerné par tout ça", très "j'aime pas les gens" : allez-y, mesdames, passez, je vous en prie, quelle souffrance, les dents. J'eus la satisfaction de les voir griller plein de gens. J'observais, tel un Gandhi ami des vaches, cette mère et sa fille, me faisant la réflexion : "C'est quand même très habile ce stratagème pour griller tout le monde, il faudra que j'essaye avec mon fils".

Quelques heures plus tôt, à peine, loin, dans les montagnes, je regardais les vaches qui me regardaient. C'est étrange, une trentaine de vaches qui vous fixent comme si vous étiez un dieu venu du cosmos. Histoire de fraterniser, ayant peu l'occasion de côtoyer des bovins, je les interpellais de la sorte : "Hé hé ! Les gentilles vaches ! Kss kss ksss ! Minous minous ! Coucou ! Au pied !" Elles se levaient, lentement, et partaient une à une à l'autre bout du champ, dans un lent ballet de peur stupide. Les voyant s'exiler, je leur disais : "Vous savez, je suis vraiment fier d'être omnivore".

Je me suis fait attaquer aussi par des oies. A chaque promenade, quand je passais dans ce sentier paisible, elles arrivaient, les ailes déployées, avec une suffisance incroyable, me chassant, moi, l'homme, l'inventeur des pyramides et du violoncelle. Elles déboulaient à toute vitesse, cruelles chiennes de garde aux yeux orange, dans un mouvement très ordonnée, comme la Patrouille de France. Les entendant beugler, je leur murmurais à mon tour : "Foie gras ! Foie gras ! "

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...