mercredi 27 août 2008

Les cordes : l'alto

Personne ne rêve de devenir alto. Personne ne rêve, petit, d’être expert-comptable, ou conducteur de machine-outil, ou hôte d’accueil dans une agence de tourisme. Personne n’est au courant qu’on peut même devenir alto.

Dans les films d’action, le héros ne joue jamais de l’alto. Clint Eastwood joue du saxophone. Son fils, Kyle, de la contrebasse. Bill Clinton, président des Etats-Unis, joue aussi du saxophone. Le président de la Géorgie, lui, aime beaucoup l’alto. Dans le film « Tous les Matins du Monde », on joue de la viole de gambe, en costume d’époque. Dans « un seul matin dans la Creuse », on joue de l’alto, en survêtement de marque Tex.

Sherlock Holmes joue du Violon. Le docteur Watson, j’en suis sûr, a dû s’essayer secrètement à l’alto, entre deux énigmes. Ingres aimait passionnément son violon, tandis que Marcel, peintre de paysages au "Marché de la Création" le dimanche matin, joue de l’alto, sa véritable fierté. Le violon d’Ingres, l’alto de Marcel.

Lance Armstrong, septuple vainqueur du Tour de France, puissant champion sauvé du cancer, est membre honorifique de l’agence mondiale du violon, tandis que Raymond Poulidor, l’éternel second, remis difficilement d’une otite au poignet en mars dernier, porte un T-Shirt offert par l’amicale des joueurs d’alto.

Quand Al Capone, Bernard Tapie ou Didier Goux, flamboyants truands, se font arrêter, on les enferme au violon. Quand Marcel se fait choper, il n’a droit qu’à passer la nuit à l’alto.

Pendant des décennies, les Allemands de l’Est furent soumis aux pires privations. Ils mangeaient peu de viande, ils avaient des voitures grotesques, ils buvaient de la mauvaise chicorée en jouant de la mauvaise musique, à l’alto. Quand le mur de Berlin s’effondra (devant Rostropovitch qui jouait du violoncelle, franchement, pensez-vous qu'il aurait été approprié de jouer de l’alto à cet instant, mais non, ça c’était pour l’effondrement du mur de chez Marcel quand il a voulu faire sa cuisine américaine), les allemands démocratiques se sont précipités chez les luthiers de l’Ouest. Montrez-nous un vrai instrument ! Criaient-ils ! Montrez-nous un violon ! Un vrai !

L’exception prodigieuse à toutes ses règles est évidemment André Rieu, qui selon tous nos calculs et ceux des astronomes perses, serait censé jouer de l’alto au Stade de France. Mais les sciences exactes ont leurs failles.

L’alto est un gros violon. Accordé une quinte au dessous, c’est la troisième voix du quatuor à corde. Les violons ont toute la mélodie pour eux tous seuls, toute la gloire, sales enfants gâtés. Les violoncelles sont au dessus de tout ça, dans leur contentement secret d'être infiniment plus suaves que les autres. Les contrebasses sont inaudibles, des pétaudières, mais elles s’en moquent : ligne la plus grave, elles se prétendent voûtes de toutes les musiques, Atlas vigoureux des Symphonies.

Les altos, eux, tristement, exécutent leur contre-chant, et vont se cacher pour mourir. Ils arrivent, se justifient. Sortent leur ersatz d’instrument. Oh un violon ! L’illusion se dissipe vite. Ils se défendent, gros Calimeros : il en faut bien des altos ! Il n’y a pas de sot instrument ! Il faut bien des experts-comptables, des conducteurs de machine-outil, des hôtes dans les agences de tourisme ! Que deviendrait le monde s’il n’y avait que métiers gratifiants et que du plaisir et que de la lumière ? Un monde de violonistes ? A quoi ressembleraient les mélodies s’ils ne faisaient pas le sale boulot, le contrepoint qu’on ne retient jamais, le beurre blafard sous la confiture flamboyante des violons ?

Ils sont en retard au pot. Ils voudraient bien boire un peu de Champagne, mais il ne reste que du jus d’orange. Ils passent en revue les petits fours oubliés, ceux au brocoli. Ils en mangent ; certains sont périmés. Puis ils vont retrouver leurs collègues en boite de nuit, les physionomistes les refoulent à l'entrée.

Alors ils marchent tristement, dans les rues, les seules où il pleut. Ils pensent au temps où, bras cassés, ou bien anomalie congénitale, ou perdants aux courses conservatoires, ils se sont orientés - finalement - vers l’alto, afin d’apprendre un vrai métier, parce que faire du violon ce n’était pas sérieux, c’était pour les cigales, les filles faciles, les traînées. Leur mallette à la main, ils rêvent soudain à ce qu’auraient pu faire les bandits s’ils avaient eu de la suite dans les idées ; cacher de plus grosses mitraillettes dans les plus gros étuis des altos.

Quelque part dans le monde, un violoniste tombe. On le rapatrie en France. Le président vient le voir, il lui remet une médaille, il parle avec sa famille, son hématome au coude est opéré par la professeur Cabrol en personne. Quelque part dans le monde, un alto tombe, il s’est foulé une cheville. On vient l’examiner, la patte est atteinte, il va sans doute boiter toute sa vie ; on l’achève.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...