dimanche 31 août 2008

Les cordes : le violon

Elle sort son violon, on dirait un jouet. L’instrument me parait à chaque fois plus petit que dans mon souvenir. Quand elle le manipule, les petites cordes effleurées couinent, le bois sonne creux. C’est donc ça, ça ne fait pas sérieux, ça n’a pas l’air pratique. Elle s’apprête à jouer, elle est droite dans un ensemble raide et noir, comme si elle devait me soumettre. Elle n’a pas cette pudeur musicale qu’ont d’autres, qui hésitent à démontrer, qui ne sont pas prêts, que ce n’est pas le moment, qui ne sont pas échauffés, qui ont un rhume, une fracture du doigt, un poil dans l'oeil. Ils n’osent pas, ils ont un peu honte, on va les trouver nuls. Non, on le lui demande, elle s’exécute. Elle se met en joue.

La position n’est pas naturelle. Ce n’est pas taper avec un tibia sur un chien des cavernes. Le violon vous empoigne, vous tord le poignet, vous fait une clef de bras. On en joue toute sa vie, à la retraite, un médecin spécialisé vous coupe le bras pourri et vous devenez affreusement bavard en souvenirs de gloire. On commence le violon à quatre ans, le lendemain, c’est déjà trop tard, on se contentera d’un orchestre amateur, en province, avec les trompettistes qui prennent le Ricard en se grattant l’entrejambe.

Je lui dis que je fais un peu de guitare, en fait, j’ai commencé il y a quelques mois. Je toussote. C’est un peu idiot, je le sais, hasarder cette maigre vantardise devant quelqu’un qui s’est planté un violon dans le cou, et qui, serrant l’instrument du menton, vous dévisage par en dessous avec un air de démon. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Elle répond quelque chose en forme d’intérêt, similicuir, c’est très bien imité. Je décide de me taire.

Mais je continue quand même encore : je dis que je fais un peu de guitare, oui, et j’ajoute, benêt, que ça doit être drôlement difficile, ce tout petit manche d’ébène, sans repère, sans frette pour trouver les notes justes. Comparé à la guitare où c’est facile. Elle acquiesce. C’est dur. Elle a des traits durs aussi. Elle est un peu maigre, longue, chétive, les doigts secs, les joues saillantes, elle n’est pas belle comme une bergère rose qui mange de la confiture en rigolant, mais magnétique, elfe de la nuit, des yeux froids et une crinière de Walkyrie famélique. Sans transition, elle interprète une étude complexe, d’une virtuosité effroyable. Nous sommes dans le petit local du lycée où, semblable à un sarcophage debout, pourrit une machine à café. Par terre, il y a des taches marrons. Le timbre pyrotechnique du violon s’enfuit dans les escaliers de marbre, on aurait lâché un griffon sonore, majestueux et rapide, qui s’élève tout en haut, jusqu’à la verrière, et triomphe, meurt, élégiaque, parmi les ondes du soleil.

Il arrive parfois que l’on caresse une idée agréable, un peu en boucle, puis tournant avec, pris de vertiges, on s’adonne à des rêveries interminables où l’on est le héros. On se vautre dans ses scénarios complaisants, où tout se passe selon la logique de sa propre gloire. Un soir, aidé d’une fièvre carabinée, je fis des songes qui n’étaient pas dans mes moyens. De manière impromptue, j’embrassais fougueusement cette violoniste de feu, ses longs cheveux d’or, nous nous pâmions, personnes hâves adorant les astres, et je recommençais, c’était la première fois en permanence. Parce que c’était elle, parce que c’était moi. Parce qu’elle me voyait au loin, je la voyais au loin, nous nous reconnaissions ; et nous courrions, au ralenti, avec une musique de publicité dans l’espace, parfaits, sublimes, disparus et retrouvés, le loin ne se terminait jamais. Parce que je la sauvais des cataclysmes, parce qu’elle me sauvait des destructions, elle, suspendue au dessus des gouffres apparus sous ses pieds, moi repoussant toujours d’innombrables assassins, elle, mettant au monde des enfants surdoués, médiums et Antéchrists, dans des palais de verre blancs, moi inventant des vaccins pour l’humanité reconnaissante. Puis je mourrais, ou elle mourrait, et c’était un déchirement atroce, des adieux infinis, un crépuscule fabuleux, des mots éternels et murmurés, j’étais en larmes, dans mon lit. Et je recommençais le tout, jusqu’à ce que le Doliprane fasse enfin effet.

Les lendemains de fièvre, je la voyais, au hasard. Nous plaisantions aimablement, je me concentrais de toutes mes forces afin d’être beau, comme si j’avais des contractions pour m’accoucher. J’adoptais une attitude mystérieuse, une posture énigmatique. Un geste, un bras, une jambe croisée. Il y avait des ratés, parfois je tombais et dévalais l’escalier. Ces choses là ne s’improvisaient pas. Je plissais souvent les yeux quand elle parlait de sa musique, évoquant des noms d’inconnus lointains et morts ; je plissais les yeux avec une terrible et silencieuse complicité, la maturité grave des acteurs célèbres, alors elle attendait, je la contemplais, je comprenais qu’elle m’avait posé une question qui m’avait échappée, je répondais n’importe quoi, ou cascadais volontairement dans les marches de marbre pour me sauver de cette embarrassante situation.

L’été arrivait, tout le monde était un peu ivre. Soudain, de colère, par une douce après midi de fin des temps, je m’emparai de la violoniste, au milieu d’une phrase, pour échanger un baiser avec la fougue des titans. Elle était légère comme du petit bois à barbecue, dans mes bras. J’aurai pu en faire un cerf-volant. Le baiser dura longtemps.

Fougueusement ! Le quatorze juillet tous les soirs dans des enfers patriotiques. L’âme vendue pour une montre sans cadran déposée dans la paume. C’était ça le violon ! Nous aurions pu éteindre le monde avec un interrupteur. Nous nous regardâmes ensuite, consumés. Nous nous congédiâmes l’un de l’autre, en riant. Ce fut tout.

Nous ne nous aimions pas. C’était ça, aussi, le violon.

***

Un soir, le lycée fut fini, pour toujours. La veille, pourtant, je faisais ma rentrée en petite section de maternelle ; ma mère me conduisait dans une 4L blanche. Je fis un dessin, et ma jeunesse passa, et un soir, je dus attendre le bus pour rentrer chez moi parmi la foule, les gens étaient si joyeux de leurs années en cendre. Tout le monde se salua, au revoir, à bientôt ; silhouettes, morveux, carcasses dégingandées, timides aux regards fuyant et aux sourires la bouche fermée, fanfarons les pieds écartés virilement pour bien rire, appareils dentaires, sacs à dos, filles ravissantes comme des pêches et leur camarades malchanceuses comme des poux, amis, amis d’amis, amis d’amis d’amis, vagues connaissances, donneurs d’heure, porteurs de briquet, compagnons de files d’attente, voisins de cantine, sourires échangés ; tout d’un coup, démobilisation juvénile, la marée mangea la ville de sable. Comme une foisonnante chevelure que l’on rasait, il ne resta plus rien.

Les cordes ! Comme les quatre saisons. Les quatre sœurs du docteur March. Les quatre Évangiles. Les quatre doigts de la main. Les quatre sens. Les quatre z’amis. René des Quatre. Les quatre L. Les cordes, instruments admirables, inaccessibles, objets intelligents pour les hommes bêtes, lointains comme des eldorados, les cités d’or, des cheveux d’or, les jours heureux et âpres, faits de labeurs, d’exactitude, de renoncements, d’ambitions, d’austérité, Suisse cernée de plages tropicales ; parfum du bois et des cheveux.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...