lundi 8 septembre 2008

Challenger

Je suis au travail, tout le monde est très soucieux. La base de données a des problèmes, la charge est sérieuse, les serveurs ne répondent pas. Les mines sont tendues. Bon sang, on dirait qu’on va lancer la navette Challenger dans l’espace, avec à bord des bébés phoques, ou des enfants importants, comme les pensionnaires des « Choristes » par exemple.

Mon téléphone sonne dans le silence des claviers qui crépitent. C’est Kéké à l’appareil. Je reconnais le numéro de la maison, mais je décroche avec un ton neutre. De sa petite voix de flûte, il me dit malicieusement : « Papa, tu achèteras des yaourts au caramel ? »

Les visages se tournent vers moi, je réponds d’un ton égal : « Oui bien sûr. J’y penserai ». Les collègues s’approchent, imperceptiblement, j’ai peut-être une solution pour la base de données de la navette Challenger. Kéké répète encore : « tu achèteras des yaourts au caramel, papa ? » Sa mère glousse derrière lui.

On pose les mains sur mon bureau, les têtes sont courbées sous le poids des responsabilités, bon sang, c’est la base de données, c’est pas comme si c’était l’Eurovision, les petits champignons dans les sous-bois ou d’autres trucs de hippies communistes, non. J’ai peut-être un expert en ligne, ou l’un des innombrables employés d’astreinte des hot-lines mondiales, croupissant comme tout un chacun dans des open-space fermés du globe, caves câblées au réseau où bourdonne sans cesse une climatisation, ou une ventilation, ou une aération, ou une turbine, où, dans un calme industriel, semble perpétuellement ronronner un chat électronique.

Il me dit d’un ton à désarmer la Corée du Nord : « Papa, je t’aime ». Je déglutis, puis je poursuis plus bas : « Oui très bien… moi aussi, je… » sa mère rit, derrière, je l’entends qui chantonne : « papa est coincé ! Papa est coincé ! » Les bouches déformées de mes collègues se tendent vers moi, poissons asphyxiés, désireux d’un oxygène de solutions à des problèmes de charge.

Kéké répète encore : « Je t’aime papa. Je t’aime ». Ce n’est pas dégoulinant, ce n’est pas indigeste, ce n’est pas un gros pudding rose à vomir, c’est juste pur, fin, ténu, un petit calice de cristal avec des mots, furtifs, sacrés, partagés comme des hosties.

On me regarde comme si je devais valider un formulaire en ligne pour couper une tête, et je répète à mon tour « Moi aussi. Moi aussi, tu sais. » J’entends encore sa mère qui se marre. Je raccroche. Je suis un peu rouge. Les collègues continuent à errer un peu plus loin de mon bureau, secouant la tête, se disant qu’il s’agissait sans doute d’un truc de hippie communiste.

Puis j’ai envie de rappeler. C’est mon fils, quand même, il faudrait que je lui dise : « je t’aime kéké, aussi, tu sais. » Que je monte sur le bureau pour gueuler de toutes mes forces que j’aime mon fils, bon sang, mais je sais ce qui se passerait, on m’emmènerait à l’infirmerie, on me donnerait un Doliprane pour soigner ma folie, et je recevrais un blâme parce que je suis fou. On me dirait d’être moins fou car la folie furieuse est un motif de licenciement, et que je ne mets pas une bonne ambiance dans l’équipe avec ma folie furieuse. Alors je ne le fais pas, j’ai trop de pudeur, je ne veux pas qu’on devine mon secret, l’incroyable révélation que j’aime mon fils , je me penche sur le sort d’une chose qui ne m’aime pas, elle, la base de données.

Je me dis que pour rattraper ce temps perdu, nous jouerons longuement, ce soir, à des navettes bien différentes de Challenger, carlingues qui filent lentement au zénith, qui toisent le monde dans une orbite sans bruit.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...