mardi 23 septembre 2008

La Ceinture de Kuiper

Le matin, je me lève, hébété, et je m'exécute, automate lent. On me transporterait sous le beffroi d'une tour de Notre-Dame, pour y sonner les cloches, ça ne ferait pas tellement de différences. J'ai la même panique en ouvrant les yeux, le monde est effroyablement toujours là.

Je me retrouve dans la cuisine, la cafetière à la main. Ici, systématiquement, une pensée absurde me traverse l'esprit. A moitié endormi, en caleçon, le visage portant encore un masque de coussin, je me représente fabuleusement insignifiant dans la vaste marche du cosmos. Je m'entends qui respire, je trouve ça très prétentieux par rapport aux cailloux, par exemple. Et le chat me donne des coups de têtes aux mollets, croisade permanente pour son dieu en petits morceaux de la gamelle. Ce n'est pas comme si c'était triste, c'est juste que c'est absurde.

Ce matin a tout l'air d'un clone gringalet du matin d'avant, glorieuse brebis maladive. Je vois bien défiler les matins, c'est facile, il en suffit d'un, ils ont tous le même masque de coussin. En les énumérant rapidement, je vois ma vie s'animer dans un flip-book de réveils, un dessin animée avec un plan fixe, l'habile dessinateur y multiplie à la folie le même personnage inerte. Je ressasse mes réveils de garçon, puis mes réveils d'adulte, puis mes réveils de vieux, puis mes réveils de mort, puis je pense à la planète Mars, ou à la sonde Pioneer 10, outil humain, qui se dirige actuellement au-delà de la Ceinture de Kuiper, hors du système solaire, dans un néant pire que tous les néants humains mis bout à bout.

Je scrute la cafetière, dans ma brume, elle semble me dire : dis-donc, ne me dis pas que tu vas faire du café, quelle nouvelle, sans blague, c'est si bon pour une cafetière d'être surprise après tant d'années. Je la contemple, outil familier, semblable à une sonde, mais pas tant que ça, cylindre de verre avec un piston en son centre, je suis mon auto-archéologue, examinant l'instrument étrange d'une civilisation enfouie, que je redécouvre, celle de ma vie, la veille.

Le chat percute mes mollets sans jamais se lasser, jour après jour. Horloge féline stupide, je baisse les yeux, et dans la solitude sombre de ma cuisine, tandis que les autres dorment encore, je me permets de lui murmurer : espèce de gros connard de chat toujours à bouffer, parasite improductif. Il ronronne. Il est là, à se frotter, et puis soudain, la sonde Pioneer 10 est au-delà de l'Héliosphère, le chat n'est pas du tout humilié par ce voyage sidéral, il me réclame juste sa gamelle ; va-t-il manger de la pâté de « gros connard », est-ce le sens de mes paroles énigmatiques qui lui pleuvent dessus ? Je le regarde fixant mes lèvres, comme si sa nourriture visqueuse allait surgir par miracle de ma bouche, à la place des insultes.

La cafetière à la main, je me demande si je ne vais pas me la fracasser sur le crâne. J'irai voir Z., la poignée en plastique toujours serrée, des fragments de verre incrustés sur le visage, je lui dirai : je crois que le plan ne se déroule pas sans accroc. Allo, ici la Base, nous avons un problème avec le lancement de la sonde Balmeyer 1, il y a un dysfonctionnement, il se peut qu'on le perde, tandis qu'il franchit la Ceinture de Kuiper. Pendant ce temps, la sonde Balmeyer 2, c'est-à-dire mon fils, se redresse, et me réclame un biberon. Il propose qu'on reste toute la journée au lit à jouer aux voitures, mais ça ne fait pas parti du vaste programme de lancement des sondes humaines. Nous nous mettons en orbite dans des véhicules souterrains, avant de, carcasses vidées, nous écraser la nuit venue, impact terrible provoquant des cratères dans nos lits.

A bord de la sonde Pioneer 10, coquetterie humaine, il y a une plaque en or qui nous résume en quelques symboles. Un homme et une femme nue, un atome d'hydrogène, un plan très succinct de notre système solaire. Les relais-étapes où se restaurer sur Jupiter, des aires de repos, un panorama pittoresque à ne pas manquer vers Saturne. Etrange message dans une cannette envoyé aux êtres des confins ! J'imagine l'individu du bout de la galaxie ouvrir la capsule telle un Kinder Surprise, dans dix millions d'années, et caresser la plaque dorée où l'homme semble dire : « bonjour, je suis un ami, voulez-vous que je vous prépare un café ? »

Maintenant, je suis aux WC. Les matins se succèdent, jeune, vieux, j'ai l'impression d'être un peu éternel, là, à pisser dans le mètre carré où murmurent les canalisations, je suis presque une plaque de symboles dans les toilettes spatiales d'une sonde. Je me vois enfant me réveiller, puis adulte, puis vieux, puis mort. Je sors de ma crypte, alors, et je titube, décomposé, dans le cimetière, puis je me dirige vers une cuisine, des fragments de verre dans le visage, je prends un reste de cafetière, et je me fais un café. Je vois bien mon fantôme occupé ainsi, jusqu'à la fin des temps, tandis que la sonde Pioneer 10, inerte, éteinte, les batteries vides, l'œil mécanique clos, poursuit sa chute dans le vide incommensurable, étape pittoresque qui vaut le coup d'œil entre deux galaxies.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...