samedi 4 octobre 2008

Vendanges (1/3)

Cette nuit, la sainte Vierge m’est apparue ; j’avais beaucoup prié pour qu’on m’ôte le marasme tempétueux de l’estomac, elle est entrée par la fenêtre, blanche et pure comme un verre de lait, une couronne de lumière m’illuminait gentiment avec une splendeur de jus d’orange. Je sortis du lit, pour m’agenouiller, infiniment transi, le coeur tordu de reconnaissance, je jurais de ne plus jamais m’approcher d’une bouteille de vin, de me laver souvent les dents, de ne plus fumer de ma vie, d’aller chez le coiffeur tous les jours et de me réjouir du modeste spectacle des champs paisibles dévalant les collines. Je voyais déjà, près d’une cheminée, cet enfant souriant écoutant l’histoire paisible que lui raconterait son grand père, moi, tout en réclamant avec candeur quelques bonbons au caramel, des Werther’s Original. Je mettrais un disque d’Alexandre Lagoya, au son de cette pluie de guitare, l’hiver passerait bien au chaud. Je me voyais encore courir dans les blés, battu par un vent assourdissant, vif, m’asseoir près d’un ruisselet à l’ombre, auréolé par les rayons du soleil, puis faire du cerf-volant, manger une pomme, gonfler un pneu de bicyclette, souffler dans des pissenlits mûrs, étendre du linge propre.
Après m’avoir encouragé et consolé de promesses douces, la Sainte Vierge sortit par la fenêtre d’une assomption vertigineuse jusqu’au ciel chargé de septembre.

Quelques instants plus tard à peine retentit la sonnerie cruelle dans la pièce, qui produisait un affreux bruit de tronçonneuse pour le sommeil des ivres, me vrillant le crâne scrupuleusement ; titubant, égaré, j’ouvris la porte de notre dortoir déserté. L’air froid me surprit, le soleil se levait à peine sur des monts au vert profond et humide. A mes pieds s’étendait une sorte de champ de bataille de carnaval. Des individus assoupis, hébétés, s’éparpillaient dans les herbes, fauchés comme des soldats en pleine retraite par la mitraille soudaine de l’ivrognerie. De ci de là, à l’instar des vastes entonnoirs que provoquent les charges d’artillerie, des éclats de nourritures orange ou rouges signifiaient que le combat contre la nuit avait été rude. Tous n’étaient pas ressortis indemnes, et peu avaient regagné leur lit. Déjà on apercevaient aux alentours, sur quelques coteaux brumeux, des troupes de vendangeurs à l’ouvrage. On distinguaient des tracteurs à cheval sur les cépages, des comportes jaunes, et l’iris interminable du raisin à ramasser. Un désir impérieux de civilisation m’avait envahi, me secouant l’estomac il fallait reconstruire un monde de santé sur ces ruines moisies, un empire de pureté, de propreté, de tempérance, je me figurais en Napoléon du propre, parfumant le monde de saines sentences, ouvrant les vannes d’universels shampooings au jojoba… un gars me bouscula. Il sentait le dentifrice et partait gaiement au travail, se martelant le torse en rythme. Jeune, frais, alerte, couché à 20h59, il frappait dans ses mains pour réveiller les gisants qui râlaient sur son chemin. Ceux-là s’étonnèrent de voir la clarté naissante du jour les poignarder dans le dos, déjà, certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans le réfectoire, le silence du petit matin nu attendait chaque arrivant. La patronne, douce, effacée, dans son tablier blanc, accueillait les vestiges humains aux yeux brouillés ; ses maternelles précautions contrastait avec le ravage des figures. Un vieux poste de radio toussotait RMC, RTL ou Radio-France Loire, des chansons de Michel Delpech, comme Le Loire-et-Cher, grésillaient désuètes sans grave ni basse dans les transistors.

Nous étions actuellement à mi-vendange, les gens puaient raisonnablement, il restait même à certains privilégiés des affaires de rechange ; d’autres se déshabillaient encore pour dormir. A mi-vendange, la situation commençait juste à pourrir, c’était le sommet où tout basculait vers la fin, la terre, le trou, le néant, quand la pluie permanente s‘installait sur les Monts-d’Or et moisissait le monde. Egarés sur des collines de fruits aux maisons dorées, entassés dans les dortoirs la nuit, entassés dans les vignes le jour, entassés dans les toilettes le soir, nous faisions connaissance cordialement ; au début, posant les sempiternelles questions sur les études et les métiers, à la fin partageant les mêmes affres digestives. Il y avait beaucoup de travail, une grande quantité de vin traversait nos petits corps par tous les passages que la nature nous avait accordés. Chacun mettait le nez dans son bol en s’asseyant, avalait sans conviction une demi tartine, regrettait l’amertume du café après le sommeil difficile. Quelques jeunes filles avaient tout de même tenu à se maquiller.

Alors un coup de klaxon lugubre sonna, c'était le rassemblement des troupes. Dans une cour boueuse, entre un camion, un tracteur et un enjambeur, attendaient sans impatience des gens qui semblaient avoir suivi un stage accéléré de pauvreté. Les retardataires arrivaient blancs comme des spectres, engloutissaient du saucisson à l’ail en toute hâte, et lorsque les cuisinières leur demandaient si ça allait, ils répondaient sans conviction par un petit sourire vert. Certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans la cour, je racontais à quelques camarades l’apparition de la Sainte Vierge. “C’est peut-être la dame blanche ?” me dit-on. Il y en avait un qui ne supportait pas ces histoires, celui qu’on appelait Manu. Chaque fois qu’il entendait parler de l’histoire de la dame blanche, il ne pouvait plus dormir pendant deux jours. Aussi, il s’éloigna vivement de notre groupe à l’évocation de cette légende. Beaucoup partageaient à cette heure ma ferveur anti-alcoolique, et nous nous promîmes de former une compagnie scoute hydrophile le soir venu.

Juchés sur des camions, nous voyions sans joie s’approcher les rangées interminables des vignes. Elles avaient des légendes. Dans certaines d’entre elles, on avait pu vendanger trois jours et trois nuits sans interruption pour atteindre la cime, dans d’autres, des vendangeurs ancestraux avaient tellement été malades qu’il y poussait une plante que l’on nommait “fleur de vomi”. Ici étaient soi-disant enterrés des templiers de l’ordre de la vendange, tenant dans leur main leur épée et leur bouteille, devenus chevaliers par leur intrépidité et leur courage sans faille devant le tonneau, devenus également moine par la difficulté de soutenir la moindre conversation amoureuse du fait de leur haleine. On en avait fait des chansons.

Nous hasardâmes pour la première fois du jour nos mains dans les cépages froids, beaucoup avouèrent sur le champ des crimes imaginaires, mais résignés, munis de seaux troués nous commençâmes à agiter au hasard nos sécateurs dans la verdure opaque. Le patron, au milieu des rangées, dominait le paysage, avec son éternelle cigarette jaune vissée au milieu du visage. Ses adjoints, des vendangeurs de confiance, du terroir, des voisins, des gars du cru, disposaient les bennes jusqu’au sommet, changeaient les seaux, triaient le bon raison du pourri ou du doigt sectionné. Quelqu’un de bonne humeur entama une chanson, il cessa aussitôt lorsqu’une grappe de raisin désintégra son crâne. Certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans le cerveau d’un autre défilait sans relâche l’intégrale des chansons de Renaud, dans celui-ci s’agitait l’appréhension d’une rentrée des classes, dans celui-là des fonctions mathématiques, ou parfois des idées grandioses. Dans ce dernier une image romanesque, un projet que l’on ferait le moment venu, dans ce cerveau il y avait la réelle attention portée à la qualité du raisin ramassé et l‘appréciation minutieuse de chaque grappe, dans ce crâne, une révolte contre l’univers entier, sous cet occiput, absolument rien. Une heure passa. Je refusai énergiquement un gobelet de vin que le dénommé Manu me proposa à la pause, sous prétexte qu’il était neuf heures du matin. Je me souvenais de ma petite enfance, du son mélodieux des mobiles mécaniques, du sourire radieux de la Sainte Vierge. Elle me murmurait :
“Tu es sûr de ne plus jamais boire ?
- Oui, ça me rend malade, c’est stupide, je répondais. Pourquoi se mettre dans cet état là alors qu’il est si doux et bon d’être simplement au monde ?
- Mais tu sais ce que cela implique ? Te sens-tu prêt à être sobre toute ta vie ? A te préparer des tisanes une fois le repas fini, en évoquant le marché aux fleurs de Sanary ? A écouter Jeux Interdits devant « Question pour un champion » ?
- Oui, je suis décidé, et je ferai du sport à la place.”
Et j’imaginais une grande orangeraie où des équilibristes agiles sur des câbles cueilleraient les fruits sucrés du bonheur et du partage. Des gymnastes polonaises feraient des roulades et de la barre fixe par pur plaisir, par pur hommage aux dieux de l’harmonie et de l’ordre. Des enfants gonfleraient perpétuellement des ballons de toutes les couleurs, des pères de famille broieraient les oranges mûres en plaisantant gaillardement pour en extraire le jus exquis, tandis que des golfeurs les salueraient d’un geste amical sur des vastes pelouses. Des infirmières et des nurses heureuses aux joues roses passeraient entre les arbres parfumés pour offrir des Perrier citron frais, des Vittels fraises, et même des coca-cola aux saisonniers rieurs, vifs et enjoués. Sur leur dos bien droit et sans scoliose ni lordose, il y aurait des dizaines d’oranges belle et lourdes qu’ils porteraient sans effort.

à suivre

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