jeudi 9 octobre 2008

Vendanges (2/3)

Il était neuf heures six. Finalement, j’acceptai un premier gobelet de vin. C’était un petit gobelet en plastique blanc, je contemplais avec appréhension le liquide rouge, épais, poisseux, façon huile de vidange. Un scooter n’en aurait pas voulu. Les yeux baissés vers lui, je retardais le moment d’y goûter, accaparé par mon festival de crâne. J’hésitais même à le jeter derrière un buisson, discrètement, voire à collaborer avec de l’eau. Celui qu’on appelait Manu passait dans les groupes silencieux, avachis pour la pause dans l’herbe trempée, avec son cubi à la main. D’un ton enjoué, il tentait : allez, un p’tit canon ? On ne répondait pas. Il me faisait l’effet d’un chauffeur de salle dans une maison de retraite, lors du spectacle de quinze heures, le dimanche. Il se décida à montrer l’exemple, et se servit un gobelet de vin. Regardez ! Il est très bon. Santé ! Il le but, cul sec, et pendant une fraction de seconde, il se figea, arborant le visage dévasté de remords du pilote d’Enola Gay au dessus d’Hiroshima.

Un premier verre de vin au réveil donne l’effet d’être à vous tout seul un vieux couple ; vous et votre ventre n’échangez pas trop de paroles, vous cohabitez en haussant les épaules, vous devinant du coin de l’œil. Votre tête est au dessus de tout ça ; hautaine, elle toise les viscères prolétaires qui font le sale boulot, tandis que, juchée au sommet, elle profite seule du bénéfice des illusions. Finalement, je portai le gobelet aux lèvres. Le goût âcre me fit frémir, je fis une moue de dégoût. La deuxième gorgée fut moins pénible.
A la troisième, l’étau qui compactait mon cerveau se desserra un peu. On aurait dit une petite voiture compressée par César qui reprenait peu à peu sa forme initiale. Le chauffage central se mit en branle, la tuyauterie craqua. Un vendangeur accepta lui-aussi, résigné, un autre pour se donner contenance, faire comme le voisin, un parce qu’il avait vraiment froid, un par conviction, parce traditionnellement il le fallait, parce que c’était le destin ou la fatalité.
Une fois le premier verre passé, le salami à l’ail rose bonbon nous parut appétissant, nous le posâmes sur une tartine de pain, avec une Vache qui Rit et du chocolat. Quelqu’un tapa dans ses mains. Il fait frais, clama-t-il ! Son voisin, faisant craquer ses articulations, poursuivit : quel temps atroce ! Un autre : j’aime le sexe ! On poussait des soupirs. On se levait. On s’étirait.
Nous repartîmes pour une rangée. Un vendangeur, humoriste en série, nous gratifia de sa blague favorite : « j’espère qu’on ne va pas avoir un contrôle anti-dopage au sommet du col ! » Puis il rit trop fort, comme s’il découvrait la plaisanterie tout en la racontant.
A la fin de la seconde rangée, Manu se donna moins de mal, son cubi à la main. Des gens allaient le trouver. Il se formait naturellement des queues autour du ravitailleur.

Déjà, dans mon imaginaire et saine orangeraie, fantasmée le matin au réveil, un équilibriste se cassa la figure, une gymnaste polonaise péta en effectuant le grand écart. Il était dix heures du matin, et la journée commençait à finir. Le dos plié, tantôt assis, tantôt accroupi, tantôt les jambes droites mais le bassin recourbé, nous cherchions la position la plus endurable, alternant les figures comme des contorsionnistes chinois. Sur les mains, la tête entre les jambes, à trois les uns debout sur les autres, en pyramide. Vers onze heures, le rythme était retrouvé, nous faisions corps avec la vigne, avec la terre. Bandeau dans les cheveux, capuche nous camouflant, imperméable vert, Rambo vendangeur trahi par les siens, nous nous serions cachés dans les arbres, le sécateur à la main. Le vendangeur comique, au milieu, s’exclama : attention au contrôle antidopage les gars, en haut du… mais il ne put terminer tant il riait encore.

Maintenant, à la fin de chaque rangée, le peuple réclamait sa pause digne de ce nom : bientôt, Manu avec son cubi ne savait plus où donner de la tête. On le hélait de toute part, on vociférait : Manu ! Un canon ! Tu crois qu’on va y passer la journée ? Visages carrés, mains sanglantes, poings sur les hanches, nous prenions des poses d’affiches soviétiques où les travailleurs austères méditaient, schématiques, sur le bonheur laborieux du monde. Quel bon rendement, patron, disions-nous. La production est bonne. Le raisin est beau, la raison est belle. Un landau dévalait la colline, entre deux lignes, tandis que les canons tonnaient en étant bus.

Vers midi, nous avions l’air de sac poubelle. Les vallées n’en finissaient jamais devant nous, Sisyphe du spiritueux, avec des maisons, des routes, des camions, des villas orange et moches de parvenus où des piscines grisâtres abritaient des crapauds. Celui qu’on nommait Manu tanguait dans les rangs avec son cubi sans fin, prenant des pourcentages exorbitants de vin sur les livraisons qu’il effectuait. Puis il regagnait le tracteur, franchissant les rangs de vignes en les enjambant de moins en moins, c’est à dire en se cassant la gueule de plus en plus. Dans nos cerveaux il y avait de plus grands projets, le répertoire décuplé des chansons dont on ne sait que le début, il y avait beaucoup plus de grands espaces pour certains, beaucoup plus d’amour du travail bien fait pour ceux-là, ou beaucoup plus de révolte, beaucoup plus de rien chez les derniers.

Au goûter, on mangeait du chocolat au vin, puis des tartines de vin. On but aussi du vin. Le vendangeur drôle riait seul, par terre, semblant étouffer, il n’arrivait même plus à commencer sa blague, on venait le voir, inquiet, il bafouillait, secoué de spasmes, pleurant de joie : « Attention… contrôle… dopage… en haut ». Pour rire, un jeune homme lança une grappe dans le visage d’un collègue. Celui-ci répondit plaisamment en projetant deux ou trois grappes bien mûres, en retour. Un autre s’empara d’un seau débordant de raisins pour fracasser quelques crânes, puis on projeta des grappes de cailloux, puis des grappes de coups de bâton, puis des grappes de poings dans la gueule, puis on se faucha avec le tracteur, puis on se flingua au 22 long rifle, puis on se pulvérisa dans le pressoir ; c’était une bonne ambiance.
Manu rampait à présent, son cubi à la main, une pile de gobelets dans l’autre, et proposait du vin aux fourmis, puis, se retournant sur le dos, il tétait le récipient comme un petit veau blanc venant de naître.

A six heures du soir, comme tous les jours, le même choix cornélien s’imposait à chacun. Une fois ivre, il fallait choisir entre le repos ou l’abus. Si l’obus est terrible pour le soldat, l’abus est fatal au vendangeur. Celui-ci, rentrant au bercail accroché d’une main distraite à un camion, agite ses autres bras, pour saluer des inconnus, pisse sur les voitures de tourisme, ou montre ses fesses, il lance des raisins sur des adversaires complices, ou sur lui même quand personne ne l’aime.

Le calme cotonneux du travail harassant, mais achevé, enveloppait les monts. Après avoir bu quelques petits verres de rouge le temps de descendre du camion, nous arrivâmes devant la propriété. De courageux taciturnes, garçons fermiers, fils du pays, gars du cru, lavaient studieusement les comportes et les seaux au tuyau d’arrosage, les autres, les gars du cuit, se tenaient, tangibles, roseaux ployant mais ne cassant pas, un gobelet de rouge à la main. Ils étaient plantés en petits groupes, tours de Pise pivotant au gré du vent, d’autres s’appuyaient contre un arbre. D’autres s’appuyaient contre des herbes hautes ; tombaient. Le patron parmi la troupe plissait les yeux, regardait sa vieille garde, visage parcheminé du tronc d’arbre, il nous proposa un petit verre de vin blanc bien frais pour l’apéritif.

A l’intérieur de la cave humide, des tonneaux de centaines de litres dormaient dans l’obscurité, mausolée gaillard des esprits assoupis. Le patron prenait des verres à pied, rangés à l’envers au dessus du lavabo ; fins récipients de cristal, il les tendait solennellement à chaque vendangeur qui, sale, gluant, humble, taiseux, pinçait entre les doigts son lumineux ciboire. Une conversation rustre s’ensuivit sur les grandeurs et les désastres de la terre et du temps qui passe. Le raisin était beau, mais on craignait les orages. Chacun tenait des propos virils et modestes, rivalisaient de concision et d’austérité sous le regard bourru du patron.
Celui-ci proposait encore un verre, on disait oh non, ce n’est pas raisonnable, je vais finir pompette, puis le patron répliquait ne fais donc pas ta mijaurée, puis l’autre cédait, buvait du bout des lèvres en prodiguant de coquets slurps.

Manu attendait, seul, assis à l’arrière du camion, abasourdi, son cubi presque vide dans la main gauche, un gobelet restant dans la droite. Il regarda l’un et l’autre. Il réfléchit longtemps. Pour ne point s’encombrer, il décida le finir le cubi et le gobelet, ou l’inverse, et voulant se mettre en route pour le repas, s’aperçut trop tard qu’à l’endroit où il marchait la remorque du camion était déjà terminée, loin derrière, et constatant le vide sous ses pieds, il tomba par terre.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...