vendredi 19 décembre 2008

Le tag de l'inculture (2/2)

Cette "chaîne de blog" est un bon accessoire pour réfléchir, en ce moment, sur ce sentiment simple, et que je commence à trouver assez fondamental, à l'heure où je suis, statistiquement, censé atteindre la moitié de ma vie, à l'heure où je me vois au sommet de la colline, sur le belvédère : le sentiment indécrottable de m'être cultivé, mais de me sentir rustre tout de même, essentiellement plouc, ignorant fagoté en Miss Monde.

Cette idée du costume mal ajusté, on la triture, on s'en amuse, comme le petit stylo qu'on fait tourner dans ses doigts, nerveusement. On insiste plaisamment sur sa petitesse, pour la minimiser. Halloween intellectuel, on se fait peur, on met le pied dans l'eau froide, et le sortir nous réchauffe. Ce sentiment d'inconfort, d'inadéquation, se transforme peu à peu en humilité, à la longue, qui n'est ni fausse modestie, ni orgueil grimé, arlequin de précaution ; on localise sa place au milieu de l'existence, sous-préfecture faite homme, entre les bornes du grotesque et du beau. On se fait une raison. Et les pages des livres que l'on tourne, petites piécettes jetées dans son puits à l'eau trouble, on les lit, avec un plaisir vrai, sans enjeu, pour rien, pour vivre.

Livres : Une fois la fac terminée, je me suis senti tel le coureur cycliste dopé, chargé de produits intellectuels plus ou moins suspects. On aurait pu découper mon crâne d'oie, pour en faire du cerveau gras. Sinon, je lis tellement lentement, que j'en suis à inventer des blagues. Tiens, qu'est-ce que je vais lire, cette année ? J'ai adoré la page que j'ai lue la semaine dernière. Oh merci, un livre de 600 pages ! Mais qu'est-ce que je vais lire, après, dans cinq ans ? Quand j'étais mineur, j'ai lu Germinal. On peut emprunter dix livres, à la bibliothèque, j'espère survivre jusque là. Sur mon testament, j'indiquerai les livres que kéké finira à ma place.

Géographie : en lisant les billets consacrés à cette chaîne, je me rends compte de l'étendu des dégâts. J'ai toujours cru Brazzaville au Brésil, Colomboville en Colombie, Tirana dans une tyrannie, Villeneuve d'Asq au sud, Bruxelles en Belgique. J'ai cru que le Pôle Nord était plein de banquises, avec des pingouins ou des manchots, bref, le mauvais animal. Je suis - par erreur - abonné à National Geographic, je ne paye pas l'abonnement. J'ai signalé de nombreuses fois que je recevais un exemplaire qui ne m'était pas réservé. Cet établissement énigmatique a toujours renoncé à rectifier cette erreur. Comment interpréter cet accident du Grand Horloger ? Suis-je vraiment miraculeusement nul en géographie ? Qu'il faille compenser, pour l'équilibre cosmique, par des revues gratuites ? J'espère à ma prochaine partie gagner le Camembert bleu plus facilement, quand même. Mais je préfère m'effacer sur ce sujet devant ce que dit l'indispensable Mtislav à ce sujet : "Si j'étais moins paresseux, je serais davantage voyageur. C'est la paresse qui me fait davantage géographe".

mathématiques : Ma mère était nulle en math. Moi, j'étais fort en maths. Du coup, à la maison, j'étais une sorte d'oracle, de prêtre des sciences exactes, d'émissaire de la grande calculerie, bien que simplement bon en calcul. En tant que bon fils, donc, il m'est donc impossible d'imaginer ou d'exposer la moindre inculture en mathématiques, ce serait m'attaquer au fils aîné de ma mère, j'aurais la fâcheuse impression, ce faisant, de m'avorter.

Nourriture : J'aime les frites. Au restaurant, je suis triste quand "il n'y en a pas beaucoup". Ma douce me dit : "Mais ce n'est pas la quantité qui compte ! Mais la qualité !". Je bougonne, je rouspète. Oui c'est vrai tu as raison. Mais quand même. Parfois, il arrive que ma compagne ait une assiette de frites plus fournie que la mienne. Je ressens cela comme une injustice, je ne dis rien parce que c'est ridicule, comme si ma mère m'avait dit : tiens, va jouer dans ton placard, ton frère joue avec son nouveau cadeau. Je scrute son assiette, et je lui dis, avec nonchalance : "L'été approche, tiens, tu as pensé à un maillot de bain ? - Mais non, répond-elle, nous n'allons pas à la mer, pourquoi ? " Je fais diversion, du coq à l'âne, je lâche : "Intéressant, le nouveau régime minceur miracle du dernier Elle." Puis je marque un temps, et je conclue : "Bon, nous en parlerons dès que tu auras fini toutes ces frites."

Boissons : Je n'y connais rien en vin. L'autre soir, je suis allé chez le marchand de vin, un type voluptueux avec des tics, barbu, une sorte d'Ulysse caviste. Ses tics qui ravagent son visage donnent l'impression que vos demandes sont absolument scandaleuses. Cet homme me met hors de moi. A chaque fois, j'essaye d'être le plus rustre possible : "Rouge. Entre x et y euros." Il me regarde, réfléchi, interdit, choqué, sa figure outrée par l'extrême mauvais goût de me parler, comme si je lui demandais : "Votre femme. Pipe. Entre x et y euros". Après il me sort un discours pompeux sur les écorces de nuit dans la robe d'une myrtille sucrée et salée mais sèche à la fois, murmurant un secret, comme s'il me filait le code l'arme atomique. Je pense de toute mes forces : "Vous fatiguez pas, de toute façon, je vais certainement vomir, alors".

Mais j'aime le vin, enfin, pas la boisson, qui n'est pas ma préférée, mais j'aime le Vin, le rouge qui tâche, que l'on cueille fraternellement dans les Vendanges, amis avinés aux pactes bavards ; je me souviens de ce sentiment de lyrisme incroyable qui m'a pris à la gorge, devant ces centaines de camions débordants de fruits, saisonniers violets, cuves immenses et grondantes, bruits de forges, vulcains barbus mesurant le sucre des raisins, fourmis efficaces et boiteuses aux figures étranges, satyres aux nez rouge, débardant les bennes comme dans un gigantesque opéra spiritueux. Sentiment euphorique d'être un maillon dans une immense machinerie. Alors je lui montre, au caviste, ma cicatrice au doigt, quand au détour d'un bosquet, ma main s'est faite prendre en embuscade par un sécateur ami : "Ce Vin, voyez-vous, c'est peut-être moi qui l'ai fait !"


EDIT : Zut ! J'ai oublié de faire passer la chaîne ! Allez, hop : Mots d'Elle, Spermy (même si son blog a beaucoup contribué à ce tag, déjà), Lucia Mel (ça lui fera une pause dans Bourdieu), Georges Flipo (parce son métier précédent a beaucoup contribué à ce tag, déjà, et que son métier actuel l'oblige à faire des "tags" pour se faire bien voir histoire de donner envie d'acheter son livre), et la Mère Castor (juste pour que alliez faire un tour chez elle).

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...