lundi 12 janvier 2009

La tête à l'envers (1/3)

Elle était populaire, Marie, elle couchait facilement. Dans cette bande de beatniks boutonneux, elle disait souvent oui, allez. La confrérie des gens très libres lui était redevable, car les volontaires inspirées par une telle positive attitude sexuelle ne se bousculaient pas. Elle n’était pas très jolie, mais suffisamment. Petite, gironde, les joues roses comme une fille des champs, elle bénéficiait de la fraîcheur standard de la jeunesse.

Avec facilité, ses amis devenaient amants, ses amants se retrouvaient amis, on s’aimait bien, sans façon, sans douleur, sans conséquence, à la bonne franquette, à la bonne niquette. Tout était tellement inconséquent. On pensait dans du sable, la mer emportait tout.

« Et toi alors, me disait-elle, pourquoi tu es puceau ? »

Je protestais alors avec la plus grande fermeté, sursautant sur place, aussi indigné qu’un conseil de sécurité de l’ONU, je pensais mentir, et inventer une lointaine et mystérieuse cousine et des histoires abracadabrantes d’amours impossibles, sombres, et de chevaleresques renoncements, mais je savais qu’à Marie, on ne mentait pas. Comme les moteurs de mobylettes pour certains, les garçons, elle les démontait et les remontait les yeux fermés, alors je me contentais d’une ferme réplique : mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander pourquoi je suis encore puceau ! C’est aux autres ! Je n’ai pour ma part aucune objection, ni morale, ni intellectuelle, ni religieuse, à rester puceau. Si on se place du point de vue de l’offre et de la demande, m’embrouillais-je, on peut dire que d’une part l’offre et la demande (mêlées dans mon propre cas), dépasse largement l’offre ou la demande du reste de l’univers, ce qui est une triste perte à la fois pour moi et pour l’univers aussi, sans doute, et… »

Marie regardait à travers la fenêtre, par le balcon d’aluminium, gris comme un appareil dentaire au visage de notre jeunesse. C’était un agencement méthodique de géraniums, qui s’agitaient stupidement dans le vent, plantes entretenus par des parents. Les parents ! Ah, ces êtres confis, immobiles, lyophilisés, froids comme des lézards, sans joie ni passion ; ils n’avaient que ça à faire, visiblement, agencer des géraniums, tandis qu’il était possible de vivre très libre ; puis elle partait, au milieu de la fête, Marie, et je restais là à boutonner de la face, avec ma triste bière Jeanlain à la main, et je pensais, pris d’une brutale mélancolie, oh zut, demain matin je me réveillerai encore puceau.

Dans la fête lancinante, ennuyeuse, soudain, un type sortait sa guitare. Il disait : je vais faire un peu de gratte. Des gens s’extasiaient. Ils étaient tous si fascinés d’être eux-mêmes. Ils se découvraient comme s’ils s’étaient reçus en cadeau pour leur anniversaire. Ils secouaient la tête en écoutant la guitare. C’était vraiment un moment magique, qu’il avait fallu attendre des milliards d’années pour se réaliser enfin, dans cet appartement aux fenêtres d’appareils dentaires, entre choisis, élus et prédestinés. Moi aussi je secouais la tête, un peu, mais je pensais aussitôt au chien en plastique qui branle du museau sur les téléviseurs du monde entier, alors je cessais.

Parfois, les beatniks boutonneux, grisés par une si précoce liberté, en arrivaient à des familiarités avec Marie, la bouteille de trente-trois export, vide à moitié, à la main. Ils étaient comme des vieux Bukowski, mais jeunes. Ils prenaient des poses pittoresques, ils ne se lassaient pas d’être désabusés. C’est un peu comme s’ils avaient tellement bourlingué aussi, tellement ramassé des salades dans les champs, revenus de tout sans être partis (ce qui revenait au même, concrètement). Bon alors, Marie, on y va, disaient-ils, directs poètes ? Et si on allait s’amuser un peu, hein ? Les boutonneux, qui, il n’y a pas plus tard que ça, le trimestre d’avant, le bulletin de notes précédent, s’astiquaient avec mélancolie dans leur chambre en maudissant leur solitude, s’entendaient parfois dire oui, ok ; ô monde ultra-libéral de l’amour, oh puissance sexuelle dévastatrice, vastes champs de blé ukrainiens à moissonner avec le pénis, poids lourds odieux dévalant des pistes de ski emportant les sapins de la vie sur leur passage. Mais elle, elle ne s’offusquait pas de ces méthodes cavalières. Elle en avait déniaisé une belle brochette, ici, à vue d’œil. Ces garçons là, ils semblaient à ses yeux comme des pulls, des pulls qu’elle aurait elle même tricotés, des monstres qu’elle aurait fabriqués, avec des bouts d’homme, oui, des monstres d’hommes avec des morceaux d’enfants ; ils étaient bêtes, moches, vulgaires et huileux, mais quelque part, ils étaient ses créatures. Elles les aimait bien. Et les créatures la regardaient avec, dans leurs regards, l’étrange reconnaissance d’être au monde.

Il y avait des moments comme ça : qu’est-ce que tu fais, Richard ? Nous révisions, c’était l’été, divaguant ivres dans les jardins sur la colline, où veillait au sommet, sur nos libidineuses jeunesses, la basilique à la vierge d’or ; attends je passe un coup de fil, titubait Richard. Il s’adossait bizarrement à la paroi de la cabine téléphonique, ça va Marie ? Qu’est-ce que tu penses de Nietzsche ? Hips. Au fond ? En définitive ? Puis, abruptement, en riant, hey, Marie, toi et moi, et si on prenait du bon temps ?... Ok ? Ok. A quelle heure ? Puis Richard partait. J’ai un rendez-vous galant, hop, je vais tirer un coup. Les autres s’exclamaient, du fin fond de leur carcasse sanglée d’innombrables appareils dentaires sur tout le corps : oh, l’autre, hé. Dis donc. Oh ben. C’est beau la vie. Il pleuraient presque de frustration, la sève coulant des yeux, du nez, horrible rhume du printemps de la vie. Il n’était même pas très beau, Richard, oh privilèges, oh clergé sexuel, oh noblesse amoureuse… oh révolutions !

Puis Richard titubait encore un petit peu, au loin, et enfin, en fin de compte, en définitive, pour finir, il s’effondrait et roulait dans un fossé. Nous allions lui porter secours. Des plus jeunes et des plus boutonneux, qui, bien que libres, n’avaient pas le choix de grand chose, des beatniks théoriques en somme, ou platoniques, comme vous voulez, le ramassaient, l’engueulaient. Toi t’es con, toi. Ils serraient leurs poings. T’es un vrai con. Quel gâchis. Tandis que Richard vomissait, les autres le regardaient, atterrés, se répandre. Un type à qui on a dit oui, sur le chemin bienheureux qui conduit aux chambres adolescentes, O navires, O galions, dont les voiles fabuleuses sont des culottes en coton parfumées ! Christophe Collomb aux armadas testiculaires, oser dégueuler comme ça, au lieu de monter l’escalier des nymphes ultra-offertes ! Puis ils riaient beaucoup de ses déboires.

Certaines filles étaient des sacrés salopes. Mais pas Marie. Elle était au delà de tout ça. La connaissance étendue de ses confrères, apprise sous le tas, la rendait souveraine. Gironde Mata Hari, elle avait des dossiers sur tout le monde. Si les Freaks plaisantaient un petit peu trop fort, un peu trop vertement, s’ils dandynaient hors des limites, si les monstres se retournaient contre leur Pygmalionne : je ne sais pas si ça sera aussi bien qu’avec X, demandait-elle malicieusement avec la toute puissance du trieur de tomates face aux craintifs fruits pourris, ou bien, j’espère que ça durera plus longtemps qu’avec Y, elle proposait spontanément un symposium sur les endurances et les longueurs, si bien que les plaisanteries ne vivaient pas beaucoup, s’asphyxiaient très vite, papillons comiques, mâles avortons, virils embarras, on toussotait, on passait à autre chose, on se rangeait comme des cubes bien sagement dans un coin, et son œil brillait de les tenir tous par les couilles, les animant dans un spectacle de marionnettes, les beatniks boutonneux.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...