mercredi 14 janvier 2009

La tête à l'envers (2/3)

Et un jour, Marie tomba amoureuse. Un type comme ça, un type en sandale, avec des mollets poilus, un grand bienheureux décontracté qui mangeait et qui faisait pipi, et qui, des fois, avait de « vrais coups de coeur » pour des œuvres. Il portait des bracelets effilochés, des gros doigts, du genre à prendre de la glaise et à la serrer très fort, une tête à tresses blondes de comptable rastaquouère. Les autres, ils étaient là, comme des meubles, des guirlandes de Noël que l’on ressort du carton, si l’idée vient à en changer, c’est déjà le nouvel an, et on se résout à les ranger dans le carton pour la fois prochaine. Mais lui, il avait le genre de passage, la mine fugace, une silhouette de fin d’été permanente. Une sorte de panique obstinée vint vite s’installer sur le visage de Marie. Elle vérifiait sa présence continûment, tournant la tête avec inquiétude en sa direction, plus que nécessaire.

J’observais l’inconscient du coin de l’oeil, mauvaisement, j’avais envie de l’éplucher, cette grande banane, pour comprendre : pourquoi lui, pas les autres.

C’était un grand type super sympa, super ouvert, il vous ouvrait la porte avec des yeux très écarquillés derrière ses lunettes, des yeux clairs, attentifs, abrutis. Chez lui, il avait plein d’encens, tout était permis, on pouvait s’allonger par terre, si on le sentait, on pouvait péter, il disait, hey, c’est la nature ! Cela aurait été inconcevable de l’étriper, comme ça, spontanément, par jalousie, cela aurait été une vraie faute de goût. Il était passionné par le cirque et la jonglerie. Il regardait, songeur, au loin, dans le vide sidéral, comme s’il captait les protons qui traversaient le cosmos, en attendant des consignes spéciales des forces cachées. Parfois, quand on disait vingt phrases, il écoutait, attentif, puis en disait une seule, sibylline ; chaque mot de la phrase était simple, mais l’ensemble était tout à fait étrange, il posait cela délicatement dans la conversation, avec une voix douce, et chacun se regardait, saisi, ça ne voulait peut-être rien dire ; le sens de ses interventions, à l’instar de Dieu, n’existait peut-être pas, mais son autorité s'en retrouvait grandie, par une sorte de foi.

Il avait l’air si sage, si indépendant, presque régalien, dans son immobilisme détaché, mais peut-être qu’il était juste complètement idiot, et qu’il oubliait de bouger, parfois, comme un ficus. Tout à coup, il disait à Marie, viens, on va jongler dans les rues, puis on ira boire des Jeanlain ou un thé vert, le soir, dans les escaliers de la Croix-Rousse. Je la voyais partir, alors, décoller, si excitée, si euphorique. Dès lors, quand il m’arrivait de lui parler, elle me regardait comme un téléviseur en panne, je ne la dérangeais jamais, il me semblait produire un poa poa de poisson rouge, tant ma conversation, dans son regard vide, semblait aquatique, monde-du-silencieuse.

Marie voulut faire du cirque, aussi, comme lui. Il s’appelait Bob (sic). Elle commença à jongler. Elle disait, regarde Bob, je jongle, avec trois quilles, Bob, avec quatre... Elle transpirait beaucoup. Lui, il la regardait en riant, s’exclamant, patriarche libre sans tribu à charge, c’est pas mal pour un début, dis-donc ! Et riait encore, les gros poings sur ses hanches de géant vert. J’essayais de jongler, aussi, je levais le nez vers l’azur majestueux pour voir la quille m’aplatir le nez. C’est des conneries, tout ça, disais-je en rendant ces objets abscons aux couleurs ridicules. A quoi ça peut bien servir des les jeter en l’air, indéfiniment, comme ça, en s’essoufflant beaucoup. Je veux dire, ça ne fait pas avancer grand chose, comme activité. Ce n’est pas comme si on faisait de la sculpture par exemple. Mais non, regarde Balmeyer, je vais te montrer, me disait son ami, Bob (sic), puis il s’emparait des vingt-trois quilles pour en peupler le ciel. Il était cool. Il jonglait parmi les nuages, les oiseaux, les arcs-en-ciel. Regarde, il suffit d’être souple, décontracté. Ouvert au monde. Il souriait, paisible, avec ses dents blanches de colosse biodégradable. Marie disait, les mains jointes, oh génial Bob, génialifique, magnuleux, on dirait une cathédrale abstraite du mouvement immobile. Il était tolérant, Bob, il ne proposait pas de m’euthanasier sur le champ, du fait de ma maladresse, il était comme ça, vivre et laisser vivre. Parfois même, il me proposait de sa Jeanlain, parce qu’il n’oubliait personne, il aimait la diversité, cet écosystème avec les nuls et les pas nuls. Quand je faisais mine d’essuyer le goulot colonisé par sa bave, il me répondait, savant, les yeux froncés du gars qui a traversé l’Amazonie avec un simple tire-bouchon, ce n’est pas sale, tu sais, les chiens se lèchent bien leurs blessures pour se désinfecter. Je répondais, ah oui, car c’était vraiment logique. Regarde, faisait-il, généreux de lui-même, je vais te montrer encore ; et il relançait les quilles, il jonglait comme Picasso peignait : beaucoup, et artistiquement. Ah oui c’est super, avouai-je en déglutissant, puis je maugréais, je me demande si les quilles, elles ne rentreraient pas toutes dans ton anus, Bob, en forçant un peu, il faudrait essayer, pour voir.


Marie et Bob (sic) s’étaient mis à jongler souvent, ensemble. Il était le maître, et Marie, l’élève, espiègle et persévérante. Il se tenait droit, les pieds écartés, et souriait, l’image même de la santé et de la convivialité, il aurait été parfait dans une publicité pour les banques si les banquiers s’étaient habillés en hippie. Il encourageait beaucoup, s’enthousiasmait en permanence, tout était excellent, je l’imaginais dans son sommeil répéter nerveusement : excellent ! Excellent ! Marie, sans rien dire, s’autorisait des visions de tournée mondiale dans des habits de lumière et des caravanes tirés par des poneys. Parfois, quand Bob n’était pas là, qu’il disparaissait, très précieux, dans son écrin de mâle intimité, elle se laissait aller à des rêves, impunément. Tout le monde l’encourageait, on y croyait ; bon, ce n’était pas comme si on avait parié un kopeck sur elle, mais après tout, ce n’était pas cher d’être gentil.

Pour compléter, Marie voulut également faire du trapèze, soudain, un soir. Elle en fit part à son ami. Elle était petite et ronde : Bob, tendrement, lui répondit, tu sais tu es petite et ronde, ce n’est peut-être pas la morphologie idéale. Il était si cool, Bob, et si franc. La franchise, c’est un peu comme la liberté, c’est une sorte de don, un don de soi, aux autres. Marie, disait-il, franc comme un cadeau, ce n’est pas vraiment le genre de morphologie qu’on voit en haut des chapiteaux, il faut des filles plus grandes, plus sveltes, plus gracieuses, un peu comme des danseuses classiques, tu vois, des physiques de yougoslaves, tu sais, des gymnastes russes, avec des maillots qui brillent sur les os ; toi, tu es une fille pas cliché, pas comme ces fils de fer dans les magazines qui nous bourrent le crâne avec leur image formatée, toi tu assumes tes rondeurs ; Marie l’écoutait, elle devenait rose, mais pas comme les roses, plutôt comme une sacrée forge de l’enfer dans un dé à coudre ; il poursuivait : mais si tu crois en ta bonne étoile, Marie, après tout, qui sait... tu es libre ! Et puis je t’aime comme tu es, c’est l’essentiel. Juste comme tu es. Elle enrageait, elle serrait ses petits poings. S’aimer comme elle était, mon cul, oui.

Un jour qu’ils jonglaient dans la rue tous les deux, juste pour le plaisir, pas pour démontrer, ni pour se montrer, un petit attroupement se fit quand même. Tandis qu’ils continuaient hardiment, l’air de plus en plus détaché, à la limite dérangés par le regard des badauds et des bourgeois, parce que jongler c’était quelque chose que l’on fait principalement pour soi pas pour montrer qu’on sait jongler - mais il est vrai que la rue était très passante tout de même - et les gens étaient captivés ; elle fit tomber une quille. Une mère fit à nouveau rouler sa poussette et des touristes aperçurent une superbe bouche d’égout de l’autre côté de la rue, et Bob s’énerva un peu et lui fit une réflexion très agacée.


Marie s’habillait totalement en jongleuse, à présent. Elle avait un pantalon mou avec des rayures bleues de toutes les couleurs. Elle avait un sac pour ranger ses quilles qu’elle portait en permanence. C’était un tout petit sac en toile, les quilles en dépassaient bien ostensiblement, et parfois elle rencontrait un autre jongleur, inconnu, et ils se regardaient gravement, intensément, comme membres d’une espèce menacée, pourchassée ; ces fameux manteaux en peau de jongleur. Même sans Bob (sic), il lui prenait des envies irrépressibles de s’exercer, dans des moments parfois incongrus ; parfois nous faisions tous les deux la queue au musée (lorsque Bob était en déplacement dans la stratosphère pour demander des congés à Dieu), dans la file d’attente, il fallait qu’elle jongle, là, comme pour s’exprimer. Peut-être que Bob, tout là haut, la voyait former des grands O avec ses quilles, et qu’il en était rasséréné.

Marie aimait bien divaguer, avec un enthousiasme parfois insistant : hey Bob, on pourrait monter un spectacle tous les deux ? Elle détaillait, méticuleusement, évoquait des idées de costumes, des pistes pour « scénariser » les scènes de jonglerie, les « contextualiser », trouver un « fil conducteur » à leurs séquences ; elle parlait d’un cahier de brouillon où elle notait des idées et des schémas, pêle-mêle, des synopsis, des mots, et ses mots défilaient comme des trains, des centaines de trains, une sorte d’antithèse de grève des trains, un ballet mélangeant quilles, costumes, rails, trains, mots, des noms de troupe, des tracts en noir et blanc au format A4 ; tel une vache dans un pré tranquille, Bob les regardait passer paisiblement, placidement, ces mots, un sourire serein sur le visage, à la limite de s’endormir. Puis après quelques bières, il sursautait, semblait quitter l’infini magistral où il officiait en envoyé spécial ou en correspondant permanent, et souriait : ah mais quelle bonne idée ! Tendant la main vers une autre bière, il ajoutait, avec plus de conviction : vraiment, il faudra réfléchir à ça, un de ces jours, oui, vraiment.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...