mardi 26 mai 2009

Le Cochon Amarillo

Quand le gros chat est mort, un lundi matin, j’ai été investi d’une mission. Le soir même, j’allais chercher Kéké à l’école, il fallait que je lui annonce. Je n’aime pas ça. Il faudrait vivre irresponsable, manger, dormir et attendre la fin des temps, bienheureux. Comme des enfants, déguisés en cochon, sauter sur place, manger du grain, et qu’un marchand de sable nous ramasse à la fin avec sa gentille balayette.

C'est vrai quoi. J’étais déjà nerveux, en plus d’être triste d'avoir perdu le gros chat. Il y a toujours cette sorte de script où sont écrites des scènes convenues de la vie. A un moment, quand on vit, il y a la fameuse scène dite de... ; un classique, on l’attend, on se rengorge, on la vit. C’est comme pendant les accouchements, les pères font les cent pas, alors que plus personne ne fait ça, en vérité. Pendant les boums il faut tourner en rond sur place en écoutant de la musique daubée dans l'idée de se reproduire, quand on ouvre ses résultats d'analyse, il faut dire : "c'est le premier jour du reste de ma vie", quand on fait un barbecue, il faut porter un bob et un short vert, regarder le charbon de manière virile, et puis la scène du "le gros chat est mort" où l'on explique gentiment que le temps passe et que c'est très bien ainsi. Une fois effectuée, validée, la Scène de Vie se range dans la poche du veston, telle une preuve d’achat. Lorsque les preuves d’achat sont toutes réunies, nous avons le sentiment d’avoir vécu. Nous gagnons quelque chose de gratuit : notre passage. Un contrôleur arrive, et demande notre ticket, vérifie, et dans tous les cas, il nous met une amende. Nous prenons cher à tous les coups.

J’ai eu une idée formidable : ne rien dire. Hormis la grande lâcheté que cela implique, l’idée est idéale. Le gros chat ? Qui ? Non, je ne vois pas de quoi tu parles. Un animal ici ? Tu es bien sûr ? Pourquoi ne pas la couper au montage, cette scène ? Après tout, Kéké a passé le plus clair de son temps à lui taper sur la tête, au gros chat. Qui ? Ta mère ? Qui c'est ? Non, je ne vois pas de qui tu parles. Et si on regardait un bon gros dessin animé, au lieu de s'embêter avec tout ça ?

Nous étions sur le canapé, à faire le bonhomme doigt ou à jouer aux « cars ». Il était très content. Moi, très con tout court. J’avais avalé une noix de coco, coincée dans ma gorge, elle me faisait un cou énorme, aucun son n'en sortait. J'essayais de puiser l'inspiration quelque part, je songeais à Cameron dans le Docteur House, disant avec compassion : "Tu sais Kéké, le chat a souffert d'une maladie auto-immune, sans doute un Lupus, il n'a pas eu de fièvre parce qu'il était sous immuno-suppresseurs, avec un liposarcome dans le lymphome, mais à un moment il a été en tachycardie, puis en fibrillation, sa SAT a chuté, et malgré nos tentatives de le réanimer et une bonne piqûre d'adré, nous n'avons pu que prononcer l'heure du décès : 10h43. Je suis vraiment désolé".

Au lieu de cela, j'improvisais quelque chose de simple. Il me répondit à peu près « très bien », et enchaîna immédiatement : "tu fais le bonhomme doigt ?"

Quelques heures plus tard, il demanda où était son doudou lapin, celui qu’il avait oublié à l’école depuis des semaines, et dont il se foutait comme de sa première lingette. Je lui répondis qu’il était à l’école, on l’avait oublié il y a longtemps, et il fit une crise de désespoir.

Toutes les réponses sont dans les livres, évidemment, donc Z. lui prit un livre : « mon cochon Amarillo. » C’est l’histoire d’un petit garçon qui a un cochon jaune. Un soir il rentre, et l'animal n’est plus là. Son grand-père lui explique qu’il est mort, ils font un cerf-volant le jour de la fête des morts, presqu'à se réjouir du grand cycle de la vie. Ces mexicains sont vraiment impayables. A la fin, le petit garçon semble voir son cochon dans les nuages, il lui dit : « Mon cochon Amarillo, je t’aime et je t’aimerai toujours ! »

La lecture de cette dernière phrase n’est pas une sinécure. Ma voix se brise toujours sur le « tou... jours ». Elle part une octave ou deux au dessus, couine façon mouette, a du mal à atterrir, et s’écrase parfois à côté de la piste avec un reste de dignité. J’essaye de penser à des choses rigolotes pour la prononcer, Lolo Ferrari, Intervilles avec Guy Lux, la moustache de Rudy Völler, mais ça ne marche pas systématiquement. Le petit garçon du livre, joyeux et mélancolique, fait en fin de compte un grand coucou au ciel où le visage du cochon s'efface dans le lointain.

Ce livre lui a apporté un certain réconfort. Nous avons dû le lire une trentaine de fois de suite. J'avais beau me préparer à la fin, un hoquet l'écorchait toujours ; les parois de toutes choses, tremblant mais ne cédant pas.

La phrase finale du livre lui est restée : chaque fois que nous disparaissons, il aime à la répéter, avec force. La nuit tombée, ou quand je vais travailler, avec sa voix fluette, bien appliqué, il me lance : "Je t’aime, et je t’aimerai toujours !" Il rit, lucide, automate ou perroquet, il me récite cette phrase et observe mon air de ravissement ; mais parfois, Pinocchio métamorphosé, il me la murmure avec tant de conviction que cela m'effraie. J'ai l'impression que l'on va me piquer dans la journée, comme un gros chat. Par mimétisme, sa voix se brise, sur le «tou » de toujours. Il reproduit ma scansion accidentée, raisonnable, étranglée, ces choses encombrantes cachées sous le tapis, dans le congélateur, dans la cave, ce petit saut de cabri sonore pour venir à bout de la phrase. Alors, en partance, je souris, nous gloussons tels des polissons ; je suis vide, et ravi, même si, en fait, je dois partager ces tendres paroles avec un petit cochon jaune.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...