mardi 5 mai 2009

Le projet Alpha

Bonjour Monsieur, je vous appelle pour vous faire une demande : j'ai une petite requête à vous faire, d'où mon appel (je m'exprime vraiment mal au téléphone), je voudrais accéder au serveur de développement "Orson" dans le cadre du projet Alpha. A ma grande surprise, l'interlocuteur me répond : non. Mais qui êtes-vous, me dit-il, suspicieux ? Je réponds, je fais parti de l'entité E, et donc, dans le cadre du projet Alpha, conformément à la demande de messieurs A, B et de mon responsable C, je dois accéder au serveur de développement "Orson" pour continuer mon travail. En réunion, ils m'ont dit de me tourner vers vous pour m'ouvrir les droits d'accès. Ah non, l'interlocuteur me répond. Je ne suis pas au courant du tout. Vous n'êtes pas inclus dans le projet Alpha. Il a vraiment un ton très hautain.

Comment ça je ne suis pas inclus dans le projet Alpha. Mais c'est mon travail depuis deux semaines, d'y être inclus.

C'est normal, c'est le travail des gens à la Sécurité Réseau du Système d'Information. Ils disent d'abord non. Ils sont assis à se morfondre devant des câbles, ils soupirent, ruminent leurs amours perdues, rien ne se passe, ils sont sur le point de se pendre avec un câble quand un type les appelle pour accéder à une machine interdite. Une machine sacrée, installée au dessus d'un ancien cimetière indien maudit. Alors ils répondent avec un ton outragé de sphinx : non. Pas question. Ils ont l'air scandalisés, vraiment. L'air que je leur demande de mélanger nos vomis en conclusion d'une même orgie. Non mais qui êtes-vous avec votre demande, la fleur au téléphone, là. Avec vos requêtes réseaux romanichelles dans notre sanctuaire ultra select VIP de données.

Je pousse un gémissement de dépit. Mais je ne comprends pas. Très pète-sec, l'interlocuteur me dit, du bout des lèvres, qu'il va se renseigner. Est-ce que j'ai l'air d'un pirate ukrainien, ou un truc dans le genre. S'il vous plaît, quand même.

Quelqu'un m'appelle. Ça marche pas, me dit-il, geignant. J'essaye d'être pédagogue : qu'est-ce qui ne marche pas ? Quand j'allume le programme, je comprends pas, ça ne marche pas, alors que ça devrait. Quel programme, je demande, stoïque. Non, mais c'est parce que j'ai une demande du responsable de l'entité D, et qu'il faudrait que je réponde rapidement car... je coupe la parole avant qu'il ne se mette à pleurnicher : peu importe le contexte. Quel est le nom du programme qui ne fonctionne pas ? Puis je déclare, ou je conclue, ou je coupe-court, la voix posée, rassurant : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher après.

Quelqu'un d'autre m'appelle. Je coupe-court tout de suite : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher, après.

Je contacte Monsieur A. Bonjour, j'ai une requête concernant une demande sur une question dans le cadre du projet Alpha. J'ai eu l'interlocuteur de la Sécurité du Réseau du Système d'Information, et apparemment je n'ai pas accès au serveur de développement "Orson" pour continuer mes travaux. Une sombre histoire de cimetière indien. Qui êtes-vous ? me fait-il. Je me présente. Nous avons eu une réunion ensemble, il y a deux jours. Ah oui ! Comment allez-vous ? Vous allez bien ? Tout se passe bien avec le projet Alpha ? Formidable. Non, justement, je n'ai pas de connexion au serveur "Orson", et j'en aurais besoin pour continuer mes travaux. C'est normal, on a pas accès au serveur de production, me fait A., puisqu'il n'est pas encore acheté. Comme il n'existe pas, on est bloqué pour l'accès. Non mais c'est au serveur de développement "Orson". Ah mais c'est bien embêtant, ça. Il a l'air vraiment embêté, pour le coup. Il reste un peu silencieux au téléphone. Je vais voir ça avec le MOA, il va peut-être nous aider à débloquer la situation. Il part d'un grand rire convivial. Il me fait penser à Pasteur quand il dit, comme ça, saperlipopette, et si je faisais bouillir tous ces microbes ? Je suis presque ému.

Le premier quelqu'un m'appelle encore. Ça marche toujours pas. De quoi ? Je ne sais pas, parce que ça marche pas. Pourtant ça devrait marcher, hier ça marchait, mais aujourd'hui ça ne marche pas. Je réponds : tu as redémarré l'ordinateur ? Oui. Combien de fois ? Et bien une seule. Je sais ce que tu vas faire, je réponds. Tu redémarres l'ordinateur cinq fois de suite, tu t'approches du clavier et tu murmures : "O puissances modernes, donnez-nous la force pour que ça marche.". Pardon ? Oui, fais le, je coupe-court : ça devrait marcher après.

Vous avez eu une réponse du MOA ? C'est qui ? Dans quel cadre ? Le projet Alpha ? Le serveur "Orson" ? Il a vu ça avec l'adjoint du chef de la Sécurité Réseau du Système d'Information, mais il est en vacances, et apparemment ils ne sont pas au courant de l'inclusion de l'entité E dans le projet Alpha. Ils voudraient une confirmation officielle. Comment ça marche, pour confirmer officiellement ? Il faut un officiel ?

Non mais parce que sinon, c'est l'anarchie.

Je les imagine avec les bras croisés, devant leur table débordante de câbles emmêlés. Avec face à eux, comme un totem, bloc monolithique, le serveur "Orson" en train de cligner de ses milliers d'yeux verts et rouges, une psalmodie de vrombissements, une sorte de chorale de chants grégoriens exécutés par des ventilateurs. Ils ricanent : encore un qui ne nous aura pas, non mais oh, on n'entre pas ici comme dans un moulin, l'accès réseau, c'est sérieux. Puis ils marmonnent, avec une cagoule, le serveur de développement "Orson" est bien content de ses cerbères, dans sa cave, son antre des enfers protégés par des sas, oungawa.

On m'appelle encore : j'ai redémarré l'ordinateur cinq fois. Ça ne marche toujours pas. Ah je comprends, bonté divine. Je vais essayer autre chose : dans l'ordre, éteints l'ordinateur. Débranche la prise. Et redémarre après. Dans l'ordre, sans oublier une étape. Ça devrait marcher, après.

Encore : j'ai essayé, tout bien dans l'ordre. J'ai débranché, et j'ai tenté de redémarrer, mais là ça redémarre plus. Il semble qu'il n'y ait plus de courant du fait que j'ai débranché la prise. Ah très bien ! Je réplique : as-tu vérifié que la prise était bien branchée ? Et bien non, puisque tu m'as... Non, mais,coupe-court-je , branche la prise, c'est peut-être pour ça que ça redémarre plus. C'est fait ? Ça redémarre ? Ah tu vois ! Et bien voilà ! Allez, à demain.

Personne, sans doute, n'a accès au serveur de développement "Orson" dans le cadre du projet Alpha. Il n'est pas branché au réseau. Il est isolé, dans son territoire vierge. Sarcophage droit, il va traverser l'éternité, tranquillement, dans un voyage sans hasard. Il y a des ossements par terre, des gens qui ont cru impunément s'approcher du serveur "Orson" pour tenter de misérables travaux de développement.

Allo ? Ça a redémarré, mais ça ne marche toujours pas. Quel programme ? Non mais là c'est vraiment urgent et j'ai eu monsieur D qui m'a dit, en geignant... peu importe. Ton chien, ta femme, ta soeur, ta mère. Très bien. Va derrière, dans l'entrepôt, munis-toi d'une pelle, et frappe une dizaine de fois l'écran avec la pelle, bien fort, comme si tu voulais le fracasser. Tu frappes l'écran très fort, avec la pelle, en maintenant la touche shift enfoncée. Après tu redémarres, et ça devrait marcher, après. Si, vraiment.

Je prends une pause. Je regarde au fond de mon café, il y a, qui s'agitent, dans ce cercle noir, des sirènes alanguies, des créatures extraordinaires endormies sur des trésors fermés méticuleusement à clef, mais en fait non. Le type en pantalon de toile s'approche doucement, en touillant son café. Il me sourit. Il est tout gris. J'ai envie de lui demander si par hasard il ne travaillerait pas dans la Sécurité du Réseau du Système d'Information. Si c'est pour cette raison qu'il est méchant, et si par hasard, il ne voudrait pas devenir gentil. Je regarde en direction de la fenêtre, et j'engage aimablement la conversation, avec un sourire contrit : "Belle journée, n'est-ce pas ?". Dehors, il pleut à verse, c'est l'apocalypse, une tornade emporte les gens, et des chiens attachés aux réverbères, à l'entrée de la boulangerie, planent comme des cerfs-volants. Il me répond : "Non."

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...