mardi 19 mai 2009

Les Analogistes Anonymes

Je me lève à sept heures. Il est relativement tôt, j'éprouve une certaine fatigue. Mais c'est une fatigue toute relative. Parfois je me couche à minuit, parfois plus tard, parfois plus tôt. Selon l'heure, le lendemain n'est pas pareil. Quand les nuits sont courtes, les journées sont longues, forcément. J'essaye, partant de là, de me coucher plus tôt. Les insomnies me fatiguent beaucoup, plus que les somnies. Je prends un café. Je me fais trois tartines beurrées avec de la confiture aux fruits rouges. Je me fais une quatrième tartine, après avoir longuement hésité, ce petit-déjeuner est vraiment – comment dirais-je – conséquent, on dirait... un petit déjeuner très conséquent. C'est important aussi de débuter la journée avec quelque chose dans le ventre.

Sinon, on a faim après. Et ainsi, le ventre creux, la jambe molle, l'œil photosensible, le temps est long jusqu'au déjeuner. Et la faim, le matin, donne absolument le sentiment d'une journée longue.

Dans l'évier il y a une grande quantité de vaisselle. J'essaye de ne pas la voir, cet empilement, qui s'élève, de plus en plus. Je m'en détourne, et l'empilement s'aggrave, et je m'en détourne encore plus. Un image fantomatique me prend, mon cœur bat plus vite, me vient à l'esprit des tours construites pas des architectes d'Allemagne de l'Est... bref. De l'air. Après la réunion, je nettoie tout ça. C'est le jour du grand ménage.

Je dois descendre la poubelle, qui est pleine. J'ai bien mangé, mon ventre est plein. Je m'immobilise, je serre les poings fort pour ne pas y penser. Les images. Elles reviennent. Je respire lentement, profondément. Ça va mieux.

Je porte deux chaussures, une à chaque pied. Le pied gauche, le pied droit. Dans le métro, les gens sont habillés.

Il y a beaucoup de monde, ce qui est logique, c'est l'heure de pointe. Je colle mon visage contre la vitre, je me concentre sur le tunnel. Il y a vraiment du monde, je suis tendu, si quelqu'un venait à faire « meuh », je ne sais pas si j'y arriverais, elles reviendraient, toutes ; les images.

Il est neuf heures, j'arrive aux Analogistes Anonymes. Nous nous mettons tous en cercle. Le parrain porte une perruque blanche de Boileau. Au mur, quelques affiches. Un chat, un grand chat noir bien dessiné, avec au dessus le libellé suivant : « Un chat. » En plus petit, cette question pédagogique : « Comment l'appelleriez-vous ? Un chat, bien évidemment ».

Une femme d'âge mûr avec un petit chapeau rond prend la parole. L'épreuve semble violente, mais elle n'hésite pas. Elle veut s'en sortir. Elle dit d'un trait : « Ce matin, j'ai encore pensé que mes tétons... semblaient des boutons de rose. Et des pistils de fleurs. Pour des printemps de mains. »

On baisse les yeux, honteux. Et tous ensemble, comme convenu, nous psalmodions : « Bravo Nadine. C'est dit et cela appartient au passé. »

Son voisin, qui porte un petit pull rouge avec des carreaux de six centimètres de longueur, s'étonne : « mais ça veut dire que chez le fleuriste, si l'on inverse, vous apercevez des tétons de sein partout ? Diantre, c'est sexuel. »

Notre parrain enchaîne : qui veut être le suivant ? Moi, je n'y tiens plus. Je lève la main, tremblant, je balbutie : les nuits courtes, les journées longues, dis-je, la gorge nouée.

A quoi cela vous fait penser ? me demande mon parrain. C'est le moment idéal pour évacuer.

Je regarde au sol, je marmonne : à des longues journées... des journées si longues et même interminables... ça me rappelle... les cours de latin, je commence - allez, dites-le, fait mon parrain, dites ce que vous avez au fond du cœur. Tout le groupe m'encourage. On se donne tous la main. Je le dis : ces journées sont longues comme... des sexes... (je gémis) des sexes de géants, qui ont des érections titanesques, (puis je me dresse, comme un sexe, je commence à scander) du genre à faire couler des Titanic, des Titanic soviétiques en plus, des cargos, des armadas de frets marchands, quand la créature des mers, ou bien Neptune, fait la planche dans l'océan arctique avec son immense érection-iceberg. Je suis debout sur ma chaise, en nage.

Un murmure de compassion parcourt l'assemblée. Moi j'aurais plutôt dit, fait le petit homme avec son pull à carreau, une journée longue comme un jour sans pain. Il croise les bras très satisfait, et sourit obséquieusement. Encore plus mesquin, son voisin ajoute : une journée longue, ça suffit. C'est vraiment le club des fayots, murmure-je. Il enchaine ; ça ne sert à rien tout ça. J'avais compris tout de suite, moi. Alors à quoi bon ! rétorque-je, dépité, on se suicide alors, on ne fait plus rien.

Puis j'essaye d'objecter : mais parfois quand on ne dort pas, c'est vraiment une très longue journée, non. Une dame fait : il faut dormir plus, comme cela c'est réglé. Tout le monde applaudit longuement.

Je mets la tête entre mes mains. C'est peut-être à cause du café. La poubelle était pleine, mon ventre était plein, je suis plein comme une poubelle. Ma poubelle était pleine comme un ventre. Sans bras, ni main. Un gros ventre, et moi aussi qui suis une grosse poubelle. Il faut que j'arrête, ça ne veut rien dire. Ce n'est pas de la pensée, c'est des mots fourmis, des vermines qui grouillent, en deçà du sens. De l'infra-langage.

Le parrain, me voyant prostré, interrompt les applaudissements : on est tous passé par là, ne vous inquiétez pas. Qu'est-ce que ça vous fait, en fait ? L'impression d'exister plus ? D'exister exagérément ? Un peu comme les gothiques, qui s'habillent tout en noir, avec des trombones métalliques dans le nez ? Est-ce que ça ne fait pas pudding de mots ? Un petit rire secoue l'assemblée. Et tous ensemble de répéter : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ».

Et les voilà qui devisent. L'économie, c'est comme l'économie de l'énergie. La parole durable.

J'acquiesce. Je regarde au sol. Puis je dis, entre mes dents serrées : parrain ; pudding de mots. Il me dit : pardon ? Parrain, vous avez dit pudding de mots. Vous l'avez dit. Je pointe mon index vers lui. Vous avez dit, parlant de moi, que je faisais un "pudding de mots". Oui, répond-il, piqué, vous mettez tout dans un gros gâteau. Vous recommencez, dis-je, l'Image, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple. (j'entends quelqu'un dire tout bas : OTAN, suspend ton vol).

Parfois, quand je regarde au fond de moi, j'ai l'impression d'un cendrier rempli, débordant, froid, je ne sais pas, dis-je, quand je me lirai demain, j'aurais l'illusion de lire un steak-frites. Ce n'est plus possible. Vous savez, par exemple, Versailles, des lignes droites, de l'espace, de l'air, de la pensée organisée, nette et véloce, qui sert à quelque chose.

La petite dame s'empoigne alors les seins et répète intensément : « nichon ! nichon ! nichon ! ». Un autre : « ah, moi ces histoires de se baigner, le sexe à l'air, dans l'eau froide, ça m'émoustille à un point oh vous ne pouvez pas vous imaginer».

Nous nous mettons tous à hurler. Il va se passer quelque chose de terrible. Le GIGN russe va tomber du plafond, des éléphants vont entrer dans la pièce pour éventrer les cerveaux de la tête ; il faut que cela cesse. Alors chacun se prend la main. Calmés, nous prions tous ensemble :

« Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...