vendredi 5 février 2010

L'Opérateur sauvage

Un homme arriva dans le bureau, les bras nus, dans un T-Shirt décoré d'un logo très compliqué, sans doute un logo de professionnel. L'homme avait de nombreux trousseaux de clefs tintinnabulant à sa ceinture, comme s'il connaissait énornement de portes, il avait aussi beaucoup de poches sur son pantalon ce qui montrait que l'homme était très ouvrier. J'évite d'avoir de nombreuses poches, non pas pour éviter d'avoir l'air trop ouvrier, étant ouvert d'esprit, puisque de toute façon je m'habille mal comme n'importe qui sans avenir, mais parce que le problème est que de manière quasi déterministe, je remplis mes poches systématiquement, quelque soit leur nombre ; mettons que j'ai dix poches dans mon pantalon, elles se trouvent toutes chargées en fin de journée d'un trousseau de clef chacune, dussé-je emprunter des clefs pour combler ce vide, et à force j'en pourrais perdre mon pantalon, me retrouver en caleçon devant tout le monde, suprêmement humilié sur mon lieu de travail, et le perdre, en plus du pantalon.

L'homme ouvrier d'une voix de stentor avec son nez aquilin demanda à l'assemblée : "Avez-vous des souris ?" Émergeant d'un rêve flou, je regardai autour de moi, paniqué, puis j'aperçus ma souris à côté du clavier et je fus sur le point de me ridiculiser en clamant : "oui j'ai une souris" quand je vis l'homme ouvrier avec des pièges à souris dans sa main, qu'il comptait disposer près de la ventilation, à côté du soupirail d'où la lumière pleut dans notre blanchâtre souterrain. Je me tus aussitôt, ce qui se concrétisa par un ratatinement de mon être, ou une auto-compression, sur mon écran, étant devenu depuis quelques années un être télescopique et vouté se déployant et se reployant selon les stimuli externes à l'instar d'E.T. l'extraterrestre par exemple.

Oui, quelqu'un d'autre répondit, très fermement. Avec une telle assurance que j'en fus surpris, car moi personnellement je n'avais jamais vu le moindre animal, ni mouche, ni fourmi, ni pou, ni même un acarien survivant dans le désert électrique qui me sert de lieu de travail. L'homme ouvrier, accusant réception de l'homme opérateur, déposa un piège à souris près de Fifille, la plante verte du sous-sol qui se momifiait au son monotone de la climatisation.

Une émotion me traversa, et je me remémorai le poinçonneur des Lilas de la chanson percevant l'appel du large dans son cloaque. En plus de Fifille, il y avait potentiellement Miquette, la petite souris grise qui trottinait vivement dans la rosée de l'aube, dans la solitude matutinale des ordinateurs restés allumés. Peut-être que, égaré dans les couloirs un matin à la recherche d'un café, parmi les totems orange et muets qu'étaient les machines à café hors-service, Miquette m'aurait adopté, et fait de moi son enfant sauvage parmi les murs préfabriqués. Tu t'es perdu, petit homme opérateur sans passé ni futur, je deviendrai ta petite maman souris.

Je murmurais doucement à la ventilation pour répandre un message à travers les conduits : "Fuis, Miquette, fuis, c'est un piège !" J'ajoutais tandis que l'écho de mon avertissement gagnait les étages : "Dans mon tiroir, je te laisserai un morceau de pain de la cantine, Miquette, je te mettrai mon petit bonnet, tu en feras ton nid, de toute façon, l'hiver est bientôt terminé, je n'en n'aurais plus besoin. Tu resteras près de moi, et je te protégerai, avec une scie à métaux, je ferai un trou au dessous du bureau, tu seras libre, et tu auras un abri. Puis le soir, nous jouerons ensemble avec espièglerie, et nous nous loverons l'un contre l'autre entre deux machines tièdes."

Il entra dans la pièce, l'inconnu dégingandé, touillant doucement son café, les lèvres pincées. Me voyant penché, conversant avec la climatisation, ses yeux brillèrent, narquois. Je poursuivais sur le même ton, sans me démonter : "je passe un coup de fil ! Excusez-moi." et j'embrayai aussitôt sur une discussion tout à fait domestique, portant sur les choses à vider, à déplacer, à remplir et le RER qui va au complexe commercial de Villeneuvegarrenne-Couronne-Les-Fosses-Communes. Parce que son loisir était de m'humilier, l'inconnu tourna lentement sa tête vers mon bureau, où trainait le téléphone près de ma machine. Puis tout aussi lentement, il se remit à me fixer. "Ah voilà, je comprends mieux, dis-je découvrant ma main vide, pourquoi ça ne captait pas bien, hein, même près de la fenêtre !"

Lorsqu'il fut parti, s'effaçant lentement : je dis :"Miquette, nous l'étriperons, cet odieux personnage, et tu pourras lui manger les intestins ! Nous salerons sa couenne pour la conserver, ce qui nous feras bien quatre ou cinq jours sans chasser." Je partis d'un rire sardonique, forcément, et la résolution ainsi faite, je pus me remettre à mon poste de travail.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...