mercredi 14 septembre 2011

Un pied

Ce matin, j'entrai dans la chambre de mon fils, secouai doucement son épaule pour le réveiller, quand soudain, j’aperçus à l'autre bout du lit, dépassant de la couverture : un pied. Il s'agissait véritablement d'un pied humain, de petite taille, gisant sur le matelas, comme peut le faire le pied, lorsqu'il gît sur un matelas.

Je sursautai. Que pouvait bien faire cet appendice humain à l'autre bout du lit de mon fils ? Je pris mon courage à deux mains, et le pied de l'autre, pour vérifier : c'était un pied chaud. Aussitôt fus-je rassuré, car comme tout le monde, j'avais pensé à quelque chose de macabre - la scène du "Parrain", avec cette tête de cheval sanglante - mais qui m'en voudrait au point de déposer un pied dans le lit de mon fils ?

Un pied chaud signifiait un pied vivant, rapidement deux hypothèses s'opposèrent dans mon esprit inquiet pour expliquer ce phénomène : petit un, ce pied signalait la présence d'un second enfant dans le lit de mon fils, dissimulé sous la couette ; petit deux, il s'agissait en fait du pied de mon fils, et il me fallait comprendre pourquoi mon garçon était à un bout du lit, et son pied, à l'autre bout. Dans l'hébétude standard du matin, je compris enfin que ce pied égaré, au loin, et mon fils que j'avais remué, constituaient une seule et même pièce : la créature de mon fils. Je soulevai doucement la couette pour constater le puzzle de l'enfant rassemblé. J'en tirai une conclusion stupéfiante, inattendue : en fait, mon fils était beaucoup plus grand qu'hier soir. D'où la distance incongrue entre le pied et l'épaule. Cela était réellement incroyable, car pas plus tard qu'avant hier, mon fils était petit.

Je fronçai les yeux, grave : j'avais à faire à un évènement indéniablement kafkaïen, une métamorphose qui, au lieu de produire au réveil un cancrelat, avait changé ma progéniture en un être un peu plus long. Il faut bien comprendre, expliquai-je à mon ami imaginaire effaré, que la petitesse des enfants et sa disparition avec le temps ne sont pas dramatiques : elles sont naturelles, dans l'ordre des choses, comme un arc-en-ciel, le chaos ou la mort. L’enfant ne peut naître grand, ne serait-ce que par égard pour sa propre mère, qu'il dévasterait le cas échéant. On imagine aisément les désastres économiques si les individus de notre espèce ne changeaient pas de taille et naissaient finis : l'industrie du textile, avec ses habits qu'il ne faudrait plus renouveler tous les six mois, s'écrouleraient totalement, son lobby l'en empêcherait, il y aurait des meurtres, des émeutes, et des éventrements.

Il était donc légitime que ce petit garçon, il y a peu compacte et informe pâte rose, fut soumis à la machine des années pour le distendre et élaborer cette silhouette longiligne, à la manière des guimauves emberlificotées dans les boulangeries. Entremêlé dans la pénombre, parmi sa couette de dinosaures schématiques, il était là, à zigzaguer maladroitement de toute sa nouvelle longueur nuitamment acquise. Je ne pouvais que constater, démuni, cette manipulation faite en douce par d'obscures forces qui se gaussaient de moi, alors que j'avais baissé la garde durant mon sommeil. Je levai le poing au plafond pour maudire ces changements sournois, cette ingérence cavalière dans l'organisation tendre de nos existences. Nous étions bien, là, tranquillement, quel besoin de venir nous distordre ?

Mon fils tenta en grognant la manoeuvre de se lever, avec ses allumettes de jambes et ses genoux de billes bigaro, il s'étira pour être encore plus grand, abasourdi par les opérations du mystérieux Agrandisseur nocturne. Il fila à la cuisine, sans trop de difficultés : ce système du vivant fonctionnait plutôt bien, force était de constater. Il n'y avait certes rien à redire sur le fond, mais, mis devant le fait accompli, et au vu de la nature barbare et indifférente des méthodes du temps, quelques efforts auraient pu être faits sur la forme.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...