jeudi 30 octobre 2008

Ready Made 1

Affiche.

La ligne 8, un rail est cassé, le changement provoquera une perturbation de service. Merci de patienter pour la régulation du trafic.

Mode : tous les manteaux stars de l’hiver !

Sexe : l’enquête explosive. Les filles plus chaudes que les mecs ?

Maryline : « pourquoi il m’a demandé en mariage ! »

Alexandre & Cyril : « Notre lune de miel ! »

Exclusif : toutes les photos aux Maldives.

Nathalie & Samantha : Mais oui, elles sont toujours ensemble !

Ce sont des prénoms, je ne connais rien, le néant, je ne sais pas ce que je dois y mettre derrière.

Hier, encore couché à 20h30. Je suis fatigué. J’aurais des choses à faire, mais la plupart sont déjà faites. Ready made.

jeudi 23 octobre 2008

Les touristes

Dans le métro, deux touristes japonais sont flanqués de valises prodigieuses. Je les observe, je reconnais mon propre ahurissement lorsque je suis perdu dans un pays étranger. Là, autour de moi, tout est surchargé de ma propre banalité. L’autocollant du petit lapin qui se pince les doigts dans la porte, les stations, leurs rassurantes et naturelles successions, les strapontins bleus que l’on annexe pour lire en snobant les vieux et les femmes enceintes. Pour eux, il n’y a qu’un Inconnu protéiforme qui se réinvente à chaque instant, sous leurs regards inquiets. Sans compter la massive présence, à l’étranger, d’étrangers.

La rame démarre, et aussitôt, comme des parachutistes proches de l’objectif, la femme se démène atrocement avec son barda pour gagner les portes automatiques, avant l’arrêt suivant. Cela ressemble à un combat. Une piste dans la jungle. Les gens sont des arbres, des lianes, des reptiles placides. Il y a trois mètres à parcourir, la prochaine station est dans trois minutes, et il y a environ sept personnes à cet endroit du wagon. Le calcul est vite fait : ils ne disposeront, au maximum, que d’une minute par mètre pour s’échapper, sachant qu’au beau milieu de ce mètre peut se trouver un autochtone, voire deux, et qu’il faudra le ou les bousculer, s’excuser, le ou les contourner, prendre le risque d’être malmenés en retour, vilipendés, battus, capturés, négocier âprement leur libération pour franchir le mètre suivant. Dans l’hypothèse la plus pessimiste, on peut craindre deux autochtones par mètre, soit six en tout, et donc trente secondes harassantes par tête pour en venir à bout.

En outre, si leur pays d’origine n’utilise pas le système métrique, on peut s’attendre à une distance complètement différente. Là, ce n’est peut-être plus trois mètres français, mais bien, par exemple, une bonne vingtaine de mètres japonais.

La femme se bat ; dans le véhicule quasi désert, elle clame : « Excusez-moi ! Excusez-moi ! ». Des sourires presque attendris se forment sur les visages des autres voyageurs. L’homme lui, ne bouge pas. A la folie du tourisme, s’ajoute la folie du mariage. La femme se retourne et constate l’homme figé à la barre de sa valise, dans le lointain, comme un digne témoin dans un tribunal. Les yeux fous, elle l’incendie par un sermon suraigu. L’homme marmonne quelque chose, désigne la porte, à quelques pas de lui. J’imagine qu’il dit qu’on est pas aux pièces, et qu’il faut deux secondes pour sortir. J’imagine qu’elle lui répond qu’ils vont rater la bonne station, et se retrouver perdus en Bretagne, où des ouvriers vont les attraper pour les transformer en biscuits secs.

La femme continue à fulminer, l’homme cède. Avec sa valise, il se déplace, en marmonnant, toujours, pour lui ; vaine et furtive procédure en appel du mari satellisé. Les voilà entièrement collés contre les portes, corps et âmes, et valises, les nez aplatis contre la vitre. Immobiles, ils attendent la délivrance. Ils sont apaisés, enfin, la panique s’est envolée, le traquenard est déjoué, tous les doigts sont posés sur le bouton d’ouverture, ils ne peuvent pas être au delà de la perfection dans une évacuation de métro arrivé à bon port.

Lentement, la rame entre dans la station. Mais, face à leurs yeux écarquillés, au lieu d’une vaste gare métropolitaine, avec ses bancs, ses poubelles, ses affiches démesurées, ses majestueux Escalators vers les cimes, il n’y a qu’un puissant mur de faïence, un mur de souterrain, à quelques centimètres d’eux, un mur total, obscur, sombre, définitif. Un mur d’emmurés. Sur leur visage, l’horreur et l’incompréhension sont totales.

Une voix, mécanique et douce, susurre :

Descente à gauche dans le sens de la circulation.

lundi 20 octobre 2008

Vendanges (3/3)

Vers dix heures, nous étions semblables à ces camions bardés de nitroglycérine que l’on voit dans le “Salaire de la Peur”, sauf qu’à l’inverse, c’était en cessant de bouger que nous risquions d’exploser.

A certaines tables se prenaient des décisions capitales pour l’avenir du monde. Les poings solidement posés sur la toile cirée, on s’exclamait énergiquement : y’en a marre ! Et on égrenait sans relâche les harassements quotidiens de la nation : les bureaucrates, les institutrices, les chômeurs, les paresseux, les riches, les jeunes, les américains, les pauvres, les plombiers, les américains ; d’un moment à l’autre des hordes de vendangeurs risquaient de surgir furieusement des vignes, d’envahir l’Assemblée Nationale armés de sécateurs ou de serpettes. Responsable, on se servait à boire pour garder son calme, et terminer au moins la récolte. Ailleurs, les révolutions étaient plus pacifiques. D’autres regrettaient amèrement qu’on ne préférât pas la paix à la guerre. Ils secouaient la tête, affligés par le monde comme par un enfant capricieux. Tristes de leur précoce sagesse, ils trouvaient que c’était cher payé, cette lucidité, qui les privait du bonheur d’être des imbéciles, et ils traînaient courageusement leur clairvoyance comme une malédiction.

Manu, dans son coin, écoutait, légèrement vague, un œil dans l’oreille, l’autre sur le menton, il acquiesçait, secouait parfois la tête, et ce mouvement le mettait en péril, il le regrettait aussitôt ; puis voulant s’assurer, il s’ancrait à la table au moyen d’un coude qui glissait aussitôt en dessous, on lui disait tiens, sers nous donc un coup Manu, ne perds pas la main, il la tendait vers la bouteille, attrapait l’image de la bouteille qui apparaissait à côté de la tangible, puis méditant sur cet échec il ramenait sa main pour soutenir son menton, exécutant une caricature outrée de l’homme sobre. Puis il posa son coude sur le bord de la table, traîtresse table qui glissa au dessus du coude ; par diversion, il tendit de nouveau la main vers la bouteille, atteint enfin la véritable bouteille, mais renversa des verres au passage, et une bouteille d’eau, il fut surpris, mais elle était transparente. Il proposa à boire à son voisin, en versa une rasade dans son assiette, une dans la salière, une dans le cendrier. Hésita, puis s’y remit méthodiquement, remplit encore le double du verre, tandis que le vrai verre demeurait vide, et tel Platon affligé par les mythes des casernes, non, des cavernes, il but un peu au goulot, et planta la bouteille dans le cendrier, avec un geste définitif de commissaire-priseur.

La soirée passa.
La troupe des vendangeurs s’étaient éclaircie au feu du canon, et il ne restaient que les valeureux à chasser du bout du doigt les miettes de pain répandues sur la table. Après les conversations, on avait chanté, puis ce fut le moment des déclarations profondes, des marques d’amitiés sincères. Chaleureusement, on se mettait des tartes dans la gueule. Toi je t’aime. C’est beau la vie. On est pas bien là ? Je suis vraiment fier de vous connaître tous. On fait vraiment une bonne équipe. Et on portait un toast à l’amitié, la liberté, l’infini.
Quelques saisonniers s’excusaient déjà, se retiraient dignement, pour retrouver leur unité perdue dans la campagne déserte. Quelques uns sortaient dans la nuit faire une pause, et au spectacle de la lune se lançaient dans des spéculations astronomiques et métaphysiques, fascinés, presque flattés, de leur folle petitesse devant la grandeur des choses. Puis ils pissaient romantiquement, surplombant un fossé comme le dandy sur sa falaise.

Tout à coup, ce fut une exclamation de stupeur : il n’y avait plus rien à boire. Les cadavres de bouteille se dressaient sur toutes les tables, violet mausolée autour des jeux de cartes et des cendriers ; tout était rincé, le vin, l’alcool à brûler, le white spirit, le mercurochrome, le désinfectant ; des malheureux se prenaient le visage et gémissaient, on regardait à travers les bouteilles vides comme dans des longues vues, à la recherche des lointaines îles Pinards, on essorait les torchons qui avaient servi à éponger les tables ; on ouvrait les placards, déplaçait les meubles, soulevait les napperons, fouillait dans les poches. Soudain, une sorte de Danton se dressa sur sa chaise. Il écarta les bras, la bouche tordue, les poings serrés, le regard dément, il clama sous sa perruque : de l’audace ! Toujours de l’audace ! Encore de l’audace ! La fille du patron ! Et il tendit l’index d’un geste tragique en sa direction. Et tous les regards se tournèrent plus ou moins vers elle, avec une précision floue vue l’heure, certains tombèrent, étourdis par un tel mouvement. La fille du patron ! Et la clameur redoubla. La fille du patron gloussait, et tous l’imploraient, à genoux, la suppliaient, nouvelle Jeanne d’Arc des inondés, madonne des pochetrons. Elle se leva, et tituba, les autres se levèrent et titubèrent, et de la poche de son blouson sortit les clefs de la cave qui tintinnabulèrent comme une flûte enchantée.

Des hourras firent vibrer les murs. On se serrait dans les bras, il y avait des scènes de liesses, d’incroyables élans de fraternisation, l’armistice d’avec la sécheresse était signée. Pétrole ! Dallas ! Elle sortit dans le jardin, suivie de son bataillon en désordre, chantant à tue-tête : Fanchon, quoique bonne chrétienne, fut baptisée avec du vin, un bourguignon fut son parrain, une bretonne sa marraine… La brigade dévalait tandis que certains sifflaient : chut ! inquiets des clameurs sous les fenêtres des vignerons.

Les portes de la cave s’ouvrirent. L’air confiné s’échappa des lieux, une odeur de moisi et de terre humide nous arrêta net. On entra lentement, impressionné, le silence retrouvé dans l’obscur souterrain à l’écho sépulcral. L’émotion était vive, les gorges serrées, il semblait à certains qu’on découvrait un tombeau de pharaon, qu’on profanait une crypte sacrée ; des dizaines de tonneaux, farouches géants de bois, sarcophages debout des dieux cachés, s’élevaient, à perte de vue, ce qui était aisé vu qu’il faisait noir. L’un de nous ouvrit un robinet, le vin coula, d’un jet puissant, fourni, qui semblait ne jamais pouvoir s’arrêter. On en but. On recommença. La soirée venait de renaître de ses cendres. On remplit de nombreuses bouteilles, qui tintèrent au retour dans le panier métallique tandis que les hirsutes et les originaux s’exclamaient en trébuchant au moindre pissenlit : voici le marchand de lait !

J’errais longtemps dans la nature, il semblait que le monde au volant d’une voiture faisait des tonneaux interminables dans des ravins lumineux. J’embrassai un arbre, cueillis une fleur, pissai dans un fourré, m’apercevant trop tard qu’il y séjournait un collègue non identifié. Au loin, dans des enclos, des terrains, un cheval hennissait, quelques individus titubaient au hasard, vomissaient et tombaient inertes, dans un trou, un arbuste, un puits, des géraniums. Quand je m’arrêtais, le monde tremblait, les objets se répétaient devant moi dans un film très saccadé, une lanterne magique hystérique ; il était impossible de se déplacer, on tombait juste d’un endroit à l’autre, se projetant plus loin pour se mouvoir.

J’étais seul, puis rien, puis j’étais de nouveau parmi eux. Hommes, animaux émouvants ; on se répandait, c’était percé de toute part, ça jaillissait de partout ; on se faisait des déclarations et des serments. Certains vomissaient ayant perdu tout entrain, tandis que le compagnon, le collègue, l’ami, le congénère torché, l’épaulait, l’accompagnait. Socrate du renvoi, sage-femme du dégueuli, penché avec empathie sur le malheureux ; vas-y, disait-il, ne t’inquiète pas, ça arrive à tout le monde tu sais, on est tous des frères pour la vie ; merci tu sais, ce que tu as fait là, je ne l’oublierai jamais, pour toute la vie entière, et ce jusqu’à la mort, je ne l’oublierai jamais que tu as été là quand j’étais malade comme un chien ; bah, c’est tout naturel, tu aurais fait ça pour moi, la même chose. Et l’autre faisait la même chose, aussitôt.
Manu, face aux étoiles, invoquait l’étanchéité ultime, la mobilisation générale de son être, et il chantait du vide, et fier, triomphant, parti, laminé, sans souvenir, sans mélancolie, il se tenait droit, immortel, face aux puissances du cosmos, lui, plus peuplé que la lune, avant de céder, de plier, de se recroqueviller près d’un buisson. Il appelait ça « poser un renard », petit visage d’un animal orange dans les prés verdoyants.
S’allumer des cigarettes à l’envers, brûler le filtre orange, s’étonner. Voir des soucoupes volantes. Entendre quelqu’un ânonner une confiture de mots sans langage, partir plus loin. Croiser un inconnu, l’oublier aussitôt, oublier de l’oublier, c’est à dire s’en souvenir, lui parler, lui déjà disparu.

Soudain, ce ne fut plus possible. Les êtres du vin mettaient à sac mon organisme, ma conscience, anéantie derrière sa ligne Maginot, capitulait ; j’étais possédé ; j’en appelai à l’exorcisme de mes doigts. J’introduisis l’index et le majeur au fond de la gorge, comme on fait charger la troupe, acculé, j’envoyai la charge contre la chienlit ; pétrole ! Mais à l’envers, je rendis le vin emprunté tel mes livres de bibliothèque. Et je restais de longues heures dans cette attitude, la garde mourant mais ne se rendant pas, moi rendant beaucoup, et une fois vide tel une morne plaine, je fus rincé des choses matérielles. C’était une belle victoire du rien contre le mal.

Plus tard, les arbres courraient autour de moi. Ça ne s’arrêtait jamais. Je cherchais un endroit où je ne serais pas, où l’on m’épargnerait ma présence. Je piétinai un vendangeur, et comme c’est parfois le cas dans l’ivresse extrême, nous nous excusâmes avec obséquiosité ; oh, désolé, dis-je en tombant, il n’en est rien, je vous en prie, répondit l’inconnu le visage dans feu son repas. Puis je sombra, ou je sombris, enfin, je sombrai, Titanic de moi même, capitaine à ma barre. Des faunes jouait de la flûte de pan, dans les bosquets de la nuit. Des centaines de fourmis fomentaient une révolution. Je décidai, étalé dans l’herbe tendre, excédé par la cacophonie du calme nocturne, de ne pas me relever tout de suite, je m’accordai une minute sabbatique. Le jour commençait à se lever. Quelques lapins blancs merveilleux vinrent me renifler les narines. C’était le silence, un silence orchestral. Me tournant vers le ciel, j’eus une révélation. Il fallait enfin le construire, ce monde idéal, où chaque chose n’était que légèreté, luxe, calme et volupté. Des larmes aux yeux, je commençai à prier, je déclarai hors la loi toute forme d’ivresse, je militais pour d’intransigeantes prohibitions, j’improvisai un hymne aux sources limpides de la montagne où s’abreuvent les nymphes, je déclarai venu le royaume de la paix et de l’harmonie où les enfants magnifiques font de la harpe. La Sainte Vierge m’apparut, elle avait cet air narquois que je lui connaissais, elle enjamba Manu qui ronflait, épave engloutie dans les trèfles. Elle me demanda si j’étais enfin prêt, avec son éclat de lait et sa couronne d’or, si je renonçais à ma vie sans but et sans lumière. Elle me regardait, spectre indulgent, moi ayant bu des milliers de vins démoniaques, elle me regardait comme s’il y avait, pour tous, les faibles, les minables, les nuls, les fous, les terrassés, les idiots, les torchés, de l’amour et de la bienveillance, intarissable, comme le vin dans les tonneaux de la cave. Le ventre labouré, est-ce que j’étais prêt à renoncer à tout ; je répondis bien sûr que oui. On a tous droit à une cinq-centième chance.

Toujours ballotté par le ciel, le sol se dérobant comme si je tournais dans une machine à laver, je rampai près de Manu. Je le secouai ; il dit quoi qu’est-ce qui se passe ; ne restons pas là, allons nous coucher, pour de bon. Puis, clochards siamois, animal à quatre jambes, nous regagnâmes le dortoir. Je le bordais, lui, balbutiant son incohérente gratitude, carcasse puante au pantalon solide. Puis je m’allongeai. Enfin. Le dortoir faisait toujours le grand huit, tombant dans l’espace, et je murmurai, pour moi, pour les autres, pour la joie : bonne nuit les petits. Je fermai les yeux, me tournai, ramenai le coussin froid contre mon visage, et me blottis dans les couvertures délicieusement rêches, et alors la sonnerie du réveil hurla dans toute la pièce ; une nouvelle journée de vendange commençait.

FIN


Boomp3.com

jeudi 9 octobre 2008

Vendanges (2/3)

Il était neuf heures six. Finalement, j’acceptai un premier gobelet de vin. C’était un petit gobelet en plastique blanc, je contemplais avec appréhension le liquide rouge, épais, poisseux, façon huile de vidange. Un scooter n’en aurait pas voulu. Les yeux baissés vers lui, je retardais le moment d’y goûter, accaparé par mon festival de crâne. J’hésitais même à le jeter derrière un buisson, discrètement, voire à collaborer avec de l’eau. Celui qu’on appelait Manu passait dans les groupes silencieux, avachis pour la pause dans l’herbe trempée, avec son cubi à la main. D’un ton enjoué, il tentait : allez, un p’tit canon ? On ne répondait pas. Il me faisait l’effet d’un chauffeur de salle dans une maison de retraite, lors du spectacle de quinze heures, le dimanche. Il se décida à montrer l’exemple, et se servit un gobelet de vin. Regardez ! Il est très bon. Santé ! Il le but, cul sec, et pendant une fraction de seconde, il se figea, arborant le visage dévasté de remords du pilote d’Enola Gay au dessus d’Hiroshima.

Un premier verre de vin au réveil donne l’effet d’être à vous tout seul un vieux couple ; vous et votre ventre n’échangez pas trop de paroles, vous cohabitez en haussant les épaules, vous devinant du coin de l’œil. Votre tête est au dessus de tout ça ; hautaine, elle toise les viscères prolétaires qui font le sale boulot, tandis que, juchée au sommet, elle profite seule du bénéfice des illusions. Finalement, je portai le gobelet aux lèvres. Le goût âcre me fit frémir, je fis une moue de dégoût. La deuxième gorgée fut moins pénible.
A la troisième, l’étau qui compactait mon cerveau se desserra un peu. On aurait dit une petite voiture compressée par César qui reprenait peu à peu sa forme initiale. Le chauffage central se mit en branle, la tuyauterie craqua. Un vendangeur accepta lui-aussi, résigné, un autre pour se donner contenance, faire comme le voisin, un parce qu’il avait vraiment froid, un par conviction, parce traditionnellement il le fallait, parce que c’était le destin ou la fatalité.
Une fois le premier verre passé, le salami à l’ail rose bonbon nous parut appétissant, nous le posâmes sur une tartine de pain, avec une Vache qui Rit et du chocolat. Quelqu’un tapa dans ses mains. Il fait frais, clama-t-il ! Son voisin, faisant craquer ses articulations, poursuivit : quel temps atroce ! Un autre : j’aime le sexe ! On poussait des soupirs. On se levait. On s’étirait.
Nous repartîmes pour une rangée. Un vendangeur, humoriste en série, nous gratifia de sa blague favorite : « j’espère qu’on ne va pas avoir un contrôle anti-dopage au sommet du col ! » Puis il rit trop fort, comme s’il découvrait la plaisanterie tout en la racontant.
A la fin de la seconde rangée, Manu se donna moins de mal, son cubi à la main. Des gens allaient le trouver. Il se formait naturellement des queues autour du ravitailleur.

Déjà, dans mon imaginaire et saine orangeraie, fantasmée le matin au réveil, un équilibriste se cassa la figure, une gymnaste polonaise péta en effectuant le grand écart. Il était dix heures du matin, et la journée commençait à finir. Le dos plié, tantôt assis, tantôt accroupi, tantôt les jambes droites mais le bassin recourbé, nous cherchions la position la plus endurable, alternant les figures comme des contorsionnistes chinois. Sur les mains, la tête entre les jambes, à trois les uns debout sur les autres, en pyramide. Vers onze heures, le rythme était retrouvé, nous faisions corps avec la vigne, avec la terre. Bandeau dans les cheveux, capuche nous camouflant, imperméable vert, Rambo vendangeur trahi par les siens, nous nous serions cachés dans les arbres, le sécateur à la main. Le vendangeur comique, au milieu, s’exclama : attention au contrôle antidopage les gars, en haut du… mais il ne put terminer tant il riait encore.

Maintenant, à la fin de chaque rangée, le peuple réclamait sa pause digne de ce nom : bientôt, Manu avec son cubi ne savait plus où donner de la tête. On le hélait de toute part, on vociférait : Manu ! Un canon ! Tu crois qu’on va y passer la journée ? Visages carrés, mains sanglantes, poings sur les hanches, nous prenions des poses d’affiches soviétiques où les travailleurs austères méditaient, schématiques, sur le bonheur laborieux du monde. Quel bon rendement, patron, disions-nous. La production est bonne. Le raisin est beau, la raison est belle. Un landau dévalait la colline, entre deux lignes, tandis que les canons tonnaient en étant bus.

Vers midi, nous avions l’air de sac poubelle. Les vallées n’en finissaient jamais devant nous, Sisyphe du spiritueux, avec des maisons, des routes, des camions, des villas orange et moches de parvenus où des piscines grisâtres abritaient des crapauds. Celui qu’on nommait Manu tanguait dans les rangs avec son cubi sans fin, prenant des pourcentages exorbitants de vin sur les livraisons qu’il effectuait. Puis il regagnait le tracteur, franchissant les rangs de vignes en les enjambant de moins en moins, c’est à dire en se cassant la gueule de plus en plus. Dans nos cerveaux il y avait de plus grands projets, le répertoire décuplé des chansons dont on ne sait que le début, il y avait beaucoup plus de grands espaces pour certains, beaucoup plus d’amour du travail bien fait pour ceux-là, ou beaucoup plus de révolte, beaucoup plus de rien chez les derniers.

Au goûter, on mangeait du chocolat au vin, puis des tartines de vin. On but aussi du vin. Le vendangeur drôle riait seul, par terre, semblant étouffer, il n’arrivait même plus à commencer sa blague, on venait le voir, inquiet, il bafouillait, secoué de spasmes, pleurant de joie : « Attention… contrôle… dopage… en haut ». Pour rire, un jeune homme lança une grappe dans le visage d’un collègue. Celui-ci répondit plaisamment en projetant deux ou trois grappes bien mûres, en retour. Un autre s’empara d’un seau débordant de raisins pour fracasser quelques crânes, puis on projeta des grappes de cailloux, puis des grappes de coups de bâton, puis des grappes de poings dans la gueule, puis on se faucha avec le tracteur, puis on se flingua au 22 long rifle, puis on se pulvérisa dans le pressoir ; c’était une bonne ambiance.
Manu rampait à présent, son cubi à la main, une pile de gobelets dans l’autre, et proposait du vin aux fourmis, puis, se retournant sur le dos, il tétait le récipient comme un petit veau blanc venant de naître.

A six heures du soir, comme tous les jours, le même choix cornélien s’imposait à chacun. Une fois ivre, il fallait choisir entre le repos ou l’abus. Si l’obus est terrible pour le soldat, l’abus est fatal au vendangeur. Celui-ci, rentrant au bercail accroché d’une main distraite à un camion, agite ses autres bras, pour saluer des inconnus, pisse sur les voitures de tourisme, ou montre ses fesses, il lance des raisins sur des adversaires complices, ou sur lui même quand personne ne l’aime.

Le calme cotonneux du travail harassant, mais achevé, enveloppait les monts. Après avoir bu quelques petits verres de rouge le temps de descendre du camion, nous arrivâmes devant la propriété. De courageux taciturnes, garçons fermiers, fils du pays, gars du cru, lavaient studieusement les comportes et les seaux au tuyau d’arrosage, les autres, les gars du cuit, se tenaient, tangibles, roseaux ployant mais ne cassant pas, un gobelet de rouge à la main. Ils étaient plantés en petits groupes, tours de Pise pivotant au gré du vent, d’autres s’appuyaient contre un arbre. D’autres s’appuyaient contre des herbes hautes ; tombaient. Le patron parmi la troupe plissait les yeux, regardait sa vieille garde, visage parcheminé du tronc d’arbre, il nous proposa un petit verre de vin blanc bien frais pour l’apéritif.

A l’intérieur de la cave humide, des tonneaux de centaines de litres dormaient dans l’obscurité, mausolée gaillard des esprits assoupis. Le patron prenait des verres à pied, rangés à l’envers au dessus du lavabo ; fins récipients de cristal, il les tendait solennellement à chaque vendangeur qui, sale, gluant, humble, taiseux, pinçait entre les doigts son lumineux ciboire. Une conversation rustre s’ensuivit sur les grandeurs et les désastres de la terre et du temps qui passe. Le raisin était beau, mais on craignait les orages. Chacun tenait des propos virils et modestes, rivalisaient de concision et d’austérité sous le regard bourru du patron.
Celui-ci proposait encore un verre, on disait oh non, ce n’est pas raisonnable, je vais finir pompette, puis le patron répliquait ne fais donc pas ta mijaurée, puis l’autre cédait, buvait du bout des lèvres en prodiguant de coquets slurps.

Manu attendait, seul, assis à l’arrière du camion, abasourdi, son cubi presque vide dans la main gauche, un gobelet restant dans la droite. Il regarda l’un et l’autre. Il réfléchit longtemps. Pour ne point s’encombrer, il décida le finir le cubi et le gobelet, ou l’inverse, et voulant se mettre en route pour le repas, s’aperçut trop tard qu’à l’endroit où il marchait la remorque du camion était déjà terminée, loin derrière, et constatant le vide sous ses pieds, il tomba par terre.

samedi 4 octobre 2008

Vendanges (1/3)

Cette nuit, la sainte Vierge m’est apparue ; j’avais beaucoup prié pour qu’on m’ôte le marasme tempétueux de l’estomac, elle est entrée par la fenêtre, blanche et pure comme un verre de lait, une couronne de lumière m’illuminait gentiment avec une splendeur de jus d’orange. Je sortis du lit, pour m’agenouiller, infiniment transi, le coeur tordu de reconnaissance, je jurais de ne plus jamais m’approcher d’une bouteille de vin, de me laver souvent les dents, de ne plus fumer de ma vie, d’aller chez le coiffeur tous les jours et de me réjouir du modeste spectacle des champs paisibles dévalant les collines. Je voyais déjà, près d’une cheminée, cet enfant souriant écoutant l’histoire paisible que lui raconterait son grand père, moi, tout en réclamant avec candeur quelques bonbons au caramel, des Werther’s Original. Je mettrais un disque d’Alexandre Lagoya, au son de cette pluie de guitare, l’hiver passerait bien au chaud. Je me voyais encore courir dans les blés, battu par un vent assourdissant, vif, m’asseoir près d’un ruisselet à l’ombre, auréolé par les rayons du soleil, puis faire du cerf-volant, manger une pomme, gonfler un pneu de bicyclette, souffler dans des pissenlits mûrs, étendre du linge propre.
Après m’avoir encouragé et consolé de promesses douces, la Sainte Vierge sortit par la fenêtre d’une assomption vertigineuse jusqu’au ciel chargé de septembre.

Quelques instants plus tard à peine retentit la sonnerie cruelle dans la pièce, qui produisait un affreux bruit de tronçonneuse pour le sommeil des ivres, me vrillant le crâne scrupuleusement ; titubant, égaré, j’ouvris la porte de notre dortoir déserté. L’air froid me surprit, le soleil se levait à peine sur des monts au vert profond et humide. A mes pieds s’étendait une sorte de champ de bataille de carnaval. Des individus assoupis, hébétés, s’éparpillaient dans les herbes, fauchés comme des soldats en pleine retraite par la mitraille soudaine de l’ivrognerie. De ci de là, à l’instar des vastes entonnoirs que provoquent les charges d’artillerie, des éclats de nourritures orange ou rouges signifiaient que le combat contre la nuit avait été rude. Tous n’étaient pas ressortis indemnes, et peu avaient regagné leur lit. Déjà on apercevaient aux alentours, sur quelques coteaux brumeux, des troupes de vendangeurs à l’ouvrage. On distinguaient des tracteurs à cheval sur les cépages, des comportes jaunes, et l’iris interminable du raisin à ramasser. Un désir impérieux de civilisation m’avait envahi, me secouant l’estomac il fallait reconstruire un monde de santé sur ces ruines moisies, un empire de pureté, de propreté, de tempérance, je me figurais en Napoléon du propre, parfumant le monde de saines sentences, ouvrant les vannes d’universels shampooings au jojoba… un gars me bouscula. Il sentait le dentifrice et partait gaiement au travail, se martelant le torse en rythme. Jeune, frais, alerte, couché à 20h59, il frappait dans ses mains pour réveiller les gisants qui râlaient sur son chemin. Ceux-là s’étonnèrent de voir la clarté naissante du jour les poignarder dans le dos, déjà, certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans le réfectoire, le silence du petit matin nu attendait chaque arrivant. La patronne, douce, effacée, dans son tablier blanc, accueillait les vestiges humains aux yeux brouillés ; ses maternelles précautions contrastait avec le ravage des figures. Un vieux poste de radio toussotait RMC, RTL ou Radio-France Loire, des chansons de Michel Delpech, comme Le Loire-et-Cher, grésillaient désuètes sans grave ni basse dans les transistors.

Nous étions actuellement à mi-vendange, les gens puaient raisonnablement, il restait même à certains privilégiés des affaires de rechange ; d’autres se déshabillaient encore pour dormir. A mi-vendange, la situation commençait juste à pourrir, c’était le sommet où tout basculait vers la fin, la terre, le trou, le néant, quand la pluie permanente s‘installait sur les Monts-d’Or et moisissait le monde. Egarés sur des collines de fruits aux maisons dorées, entassés dans les dortoirs la nuit, entassés dans les vignes le jour, entassés dans les toilettes le soir, nous faisions connaissance cordialement ; au début, posant les sempiternelles questions sur les études et les métiers, à la fin partageant les mêmes affres digestives. Il y avait beaucoup de travail, une grande quantité de vin traversait nos petits corps par tous les passages que la nature nous avait accordés. Chacun mettait le nez dans son bol en s’asseyant, avalait sans conviction une demi tartine, regrettait l’amertume du café après le sommeil difficile. Quelques jeunes filles avaient tout de même tenu à se maquiller.

Alors un coup de klaxon lugubre sonna, c'était le rassemblement des troupes. Dans une cour boueuse, entre un camion, un tracteur et un enjambeur, attendaient sans impatience des gens qui semblaient avoir suivi un stage accéléré de pauvreté. Les retardataires arrivaient blancs comme des spectres, engloutissaient du saucisson à l’ail en toute hâte, et lorsque les cuisinières leur demandaient si ça allait, ils répondaient sans conviction par un petit sourire vert. Certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans la cour, je racontais à quelques camarades l’apparition de la Sainte Vierge. “C’est peut-être la dame blanche ?” me dit-on. Il y en avait un qui ne supportait pas ces histoires, celui qu’on appelait Manu. Chaque fois qu’il entendait parler de l’histoire de la dame blanche, il ne pouvait plus dormir pendant deux jours. Aussi, il s’éloigna vivement de notre groupe à l’évocation de cette légende. Beaucoup partageaient à cette heure ma ferveur anti-alcoolique, et nous nous promîmes de former une compagnie scoute hydrophile le soir venu.

Juchés sur des camions, nous voyions sans joie s’approcher les rangées interminables des vignes. Elles avaient des légendes. Dans certaines d’entre elles, on avait pu vendanger trois jours et trois nuits sans interruption pour atteindre la cime, dans d’autres, des vendangeurs ancestraux avaient tellement été malades qu’il y poussait une plante que l’on nommait “fleur de vomi”. Ici étaient soi-disant enterrés des templiers de l’ordre de la vendange, tenant dans leur main leur épée et leur bouteille, devenus chevaliers par leur intrépidité et leur courage sans faille devant le tonneau, devenus également moine par la difficulté de soutenir la moindre conversation amoureuse du fait de leur haleine. On en avait fait des chansons.

Nous hasardâmes pour la première fois du jour nos mains dans les cépages froids, beaucoup avouèrent sur le champ des crimes imaginaires, mais résignés, munis de seaux troués nous commençâmes à agiter au hasard nos sécateurs dans la verdure opaque. Le patron, au milieu des rangées, dominait le paysage, avec son éternelle cigarette jaune vissée au milieu du visage. Ses adjoints, des vendangeurs de confiance, du terroir, des voisins, des gars du cru, disposaient les bennes jusqu’au sommet, changeaient les seaux, triaient le bon raison du pourri ou du doigt sectionné. Quelqu’un de bonne humeur entama une chanson, il cessa aussitôt lorsqu’une grappe de raisin désintégra son crâne. Certains vomirent encore un petit coup pour se mettre d’entrain.

Dans le cerveau d’un autre défilait sans relâche l’intégrale des chansons de Renaud, dans celui-ci s’agitait l’appréhension d’une rentrée des classes, dans celui-là des fonctions mathématiques, ou parfois des idées grandioses. Dans ce dernier une image romanesque, un projet que l’on ferait le moment venu, dans ce cerveau il y avait la réelle attention portée à la qualité du raisin ramassé et l‘appréciation minutieuse de chaque grappe, dans ce crâne, une révolte contre l’univers entier, sous cet occiput, absolument rien. Une heure passa. Je refusai énergiquement un gobelet de vin que le dénommé Manu me proposa à la pause, sous prétexte qu’il était neuf heures du matin. Je me souvenais de ma petite enfance, du son mélodieux des mobiles mécaniques, du sourire radieux de la Sainte Vierge. Elle me murmurait :
“Tu es sûr de ne plus jamais boire ?
- Oui, ça me rend malade, c’est stupide, je répondais. Pourquoi se mettre dans cet état là alors qu’il est si doux et bon d’être simplement au monde ?
- Mais tu sais ce que cela implique ? Te sens-tu prêt à être sobre toute ta vie ? A te préparer des tisanes une fois le repas fini, en évoquant le marché aux fleurs de Sanary ? A écouter Jeux Interdits devant « Question pour un champion » ?
- Oui, je suis décidé, et je ferai du sport à la place.”
Et j’imaginais une grande orangeraie où des équilibristes agiles sur des câbles cueilleraient les fruits sucrés du bonheur et du partage. Des gymnastes polonaises feraient des roulades et de la barre fixe par pur plaisir, par pur hommage aux dieux de l’harmonie et de l’ordre. Des enfants gonfleraient perpétuellement des ballons de toutes les couleurs, des pères de famille broieraient les oranges mûres en plaisantant gaillardement pour en extraire le jus exquis, tandis que des golfeurs les salueraient d’un geste amical sur des vastes pelouses. Des infirmières et des nurses heureuses aux joues roses passeraient entre les arbres parfumés pour offrir des Perrier citron frais, des Vittels fraises, et même des coca-cola aux saisonniers rieurs, vifs et enjoués. Sur leur dos bien droit et sans scoliose ni lordose, il y aurait des dizaines d’oranges belle et lourdes qu’ils porteraient sans effort.

à suivre

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...