Je me suis livré dernièrement à une activité des plus stupides : rechercher sur internet des nouvelles de gens épars croisés durant ma scolarité. Attention, je distingue dans cette démarche les vrais amis perdus de vue des lointains figurants du cursus secondaire. Je me suis penché sur cette seconde catégorie, ces gens improbables, effacés, rencontrés par la force des choses, parce que nous étions nombreux au même endroit. Un peu comme il y a des collègues de bureaux : des collègues de jeunesse. Un peu comme au feu service militaire ou dans les blogs : des gens fortuitement là, étranges, amusants, idiots, drôles, bizarres, dont il aurait été impossible de se débarrasser, de toute façon, concrètement, et qu'il fallait se coltiner, véhiculer dans notre sillage tels des wagons d'un convoi folklorique. Certains ont été des avortons ou des prototypes d'amis avec qui on aurait pu plus s'entendre si l'année avait duré, qui sait, si le trajet en bus avait été plus long, le temps de nouer un peu plus ces détails qui font naître l'amitié ; une confidence, un lâcher-prise, un rire commun, un racourci au delà des paroles. D'autres étaient simplement "autres", préposés à peupler le monde extérieur, agréables, ou désagréables, échanger avec eux était un accident permanent, on les visitait comme de mornes touristes, gentiment dépaysés, vaguement distraits, heureux d'être soi-même en définitive.
Cette activité d'exhumation du souvenir est glauque. Voir ce que les gens sont devenus, au loin, dans d'elliptiques pages du web, est triste. J'en ressors toujours avec une mélancolie malencontreuse, comme on dit dans les polars, certaines choses feraient mieux de rester enfouies.
Cette activité est devenue plus facile, depuis quelques années, ai-je constaté. Je me moque un peu de ces débats sur la vie privée, en fait, je ne parle pas trop de ça : d'un côté, je lis cette antienne lancinante sur ses informations personnelles scrutées par les multi-nationales, où l'on est trop connu, tracé, fiché, trop désiré. Ces plaintes, dont l'expression même, systématique, répétitive, cliché, obtuse, péremptoire, ces plaintes du peuple du web qui parle "le pareil", langage qui garantit pourtant à leurs auteurs un anonymat féroce et radical, ces plaintes me font penser à des Bernadette Soubirou qui s'inquiéteraient d'un Dieu trop prompt à s'intéresser à elles : trop d'apparitions, trop de miracles, trop d'assiduité dans l'écoute des prières, jamais d'intimité, jamais tranquille. D'un autre côté, pourtant, et mes recherches diverses me le montrent, nous éprouvons un enthousiasme épique à nous auto-ficher sur le net, avec application, systématiquement, ce qui est vraiment paradoxal, à la fin.
Mais ce débat, ce n'est pas important. Au delà de cette intimité, dans ces découvertes, dans le fait de chercher comme je le fais, il y surtout le glauque de trouver des conclusions à autant de récits restés ouverts. Cette foule du souvenir est une réserve d'histoires laissées en suspens, constater ces gens un peu plus "devenus", et un peu moins en suspens, c'est les fermer un à un, c'est un avant goût d'un achèvement général, comme à la fin d'une histoire haletante, quelque chose entre le soulagement et la déception. Il y a aussi, bien sûr, le glauque de ces gens devenus "mieux" que vous. Plus intelligents, plus artistes, plus beaux, plus forts, moins idiots, moins ignorants, qui sont allés finalement plus loin, et dont vous semblez, à côté, des brouillons.
Cette disponibilité angoissante du peuple juvénile, sensé disparu comme une espèce fossile, donne un peu l'idée d'un monde où l'on ne mourrait jamais. Il y a une accumulation d'existences jamais éteintes, s'entassant sans drame, les unes à côté des autres, abolissant la distance et le temps, sans séparation, sans déchirement ; il n'y a plus ni regret ni perte ; on devine alors dans cet enfer sans douleur que le sentiment de vivre est celui de survivre, et de voir les autres qui se sont, justement, éteints, hélas, heureusement. Etre là, présent, c'est à cet instant du parcours, se voir toujours vivant, espérant, comme rescapé de son propre passé. Vivre, c'est se féliciter de n'avoir pas disparu, contrairement aux autres. La sensation de notre durée ici-bas est faite de ces catastrophes ayant tout englouti, dispersé : classes, bandes, troupes, groupes, tous ces perpétuels changements dans lesquel le seul invariant, c'est vous-même. Dans ce monde où il n'y a pas de mort, il n'y a pas de vie non plus. La distance et le temps effacés vous donne l'impression d'être un point, du rien, du tout. S'il n'y a plus d'écart entre l'affreux boutonneux présomptueux qui émergeait de l'enfance, plein de désirs et de projets, et le père, employé, intrigué par un fils réinvitant ex nihilo une nouvelle jeunesse, comme une nouvelle couche sur la sienne qui s'étiole, alors, où est le chemin parcouru, où est sa propre histoire, son propre récit, où est sa métamorphose ? Fantômes et vivants, souvenirs et instants présents, espoirs et remords se côtoient, se mêlent, s'écroulent, et nous ne savons plus alors où nous ébatte, le doute nous vient, si nous sommes, quant à nous, vivant, ou fantôme.
La bonne nouvelle, dans tout ça, quand même, est d'avoir entrevu les figures radieuses et mûres d'adultes de ces anciens collégiens. Leur visage, avant ingrat, poisseux, poupon, approximatif, est maintenant précis, taillé, déjà ridé, parfois poilu, plus assuré. Ils sont comme guéris de cette jeunesse explosée, il sont l'air sûr d'eux. Ils ont l'air terminé, fini, achevé, mais dans le bon sens du terme.