jeudi 2 décembre 2010

Jimi

J'ai l’impression de faire un vieux couple avec Jimi ; je peux à présent lui dire des choses que je n'aurais pas osé quelques années plus tôt.
Ainsi, un jour, je le regardais faire son mariole, avec sa guitare derrière la tête, et aussi les cordes entre les dents, et comme si tout le mythe s'effaçait, comme si nous avions mélangé nos slips dans la machine à laver, j'ai murmuré : mais Jimi, tu as vraiment besoin de faire tout ce cinéma, toutes ces simagrées quand tu joues de la guitare ?  Et très prosaïquement, j'ai ajouté : je crois que tu jouerais mieux si tu jouais normalement. Si tu ne te contorsionnais pas dans tous les sens. Si tu étais plus tranquille, plus posé, moins chien fou, tu poserais ton son, tu aurais une ligne mélodique plus claire, plus incisive, moins brouillonne, tu mourrais moins à 27 ans, tu pourrais aller plus loin, quelque part, ailleurs. Tout ce cirque, c'est sympathique, mais ça te conduit où, en vérité.
Mais à chaque fois que lui fais la leçon, ce vieux-jeune briscard me refait le coup. J'ai beau l'avoir décortiqué cent mille fois, j'ai beau sourire de son jeu approximatif et défoncé sur scène, il m'a. Je suis eu. Hendrix a quelque chose, qui me met hors de moi. J'essaye de le regarder méthodiquement, son jeu sexe, avec l'approche clinique du gynécologue, j'ai beau réfuter tous les mythes, rejeter toutes les métaphores possibles de la magie, du vaudou et des enchantements, Jimi arrive à mettre de la confusion dans tout ça, en riant comme un enfant gâté, hé regarde je joue même de la guitare derrière la tête ça en jette hein, avec son chewing gum, décontracté, hâbleur, et cela m’énerve. 
Il y a là dedans quelque chose d’extrêmement indiscernable, et qui me transporte. Je n'écoute plus Hendrix par passion, pour être fanatique, pour me faire du bien, je l'écoute pour savoir si cette chose là est toujours là. Je vérifie. J'ouvre la boite. Je teste si le désir est intact et le charme opérant, si la lassitude, le temps, la mode n'a pas tout effacé. Comme pour les vieux couples, ce n'est plus très souvent, mais c'est intense, c'est unique, telle une séparation repoussée, une dernière fois sans fin qui revient avec le sentiment d'un miracle à chaque fois.
Avant, je croyais les outrances que je pouvais lire, comme quoi Jimi était le meilleur guitariste du monde. Comme s'il pouvait y avoir un classement, une ligne droite avec quelqu'un tout au bout, une médaille d'or en forme de médiator autour du cou, et qui lève les poings en clamant : "j'ai gagné !"
Jimi n'est sans doute pas le meilleur guitariste du monde. Il est allé dans sa direction à lui, un chemin bruyant, d'heure de pointe, celle de l'escogriffe attifé comme un hibou, mime crâneur de guitariste, sex machine, autodidacte génial et paresseux, il est devenu le meilleur Jimi Hendrix du monde. Tout seul dans son Panthéon de Jimi, doué, victorieux, il a tenu à faire n'importe quoi avec son présent en main. 
Je ne sais pas ce qui se passe quand je suis ému à son écoute. Certes, le voyant se déhancher, tituber et planer à 2000, avec ses solos accidentés, j'ai le sentiment d'un grand gâchis, d'un grand génie presque pour rien, comme si Einstein était devenu champion de Rubik's Cube ou héros d'un jeu télé. Je ne sais pas si c'est de là que vient cette mélancolie. Il y a aussi son jeu basé sur du blues électrique, fondamental, gras, et bien que véloce et tarabiscoté, simple et sans vraiment trop de chichi. Il ne souhaite pas aller, contrairement à ses confrères jazzmen qu'il fascinait, dans la sophistication mélodique, savante, harmonique, mais loin dans l'hallucination sonore, Jimi ne cherche pas les notes, il cherche du son.
Dans la version studio de All along the watchtower, il y a ce fameux passage du solo où Jimi Hendrix fait deux ou trois gilssandos étonnants, des longues notes qui gondolent, simples, étranges, incongrues, et qui laisse résonner l'écho électrique de la wah wah, qui disent regarde mon solo, comme la vie est étrange, et je tape des poings sur la table par incapacité à décrire ceci. Ces notes bizarres, molles, leur réverbération au delà des tricotages des guitaristes branleurs qui vont vite, et qui sont les meilleurs de leur monde, elles me nouent, me font rêver, me font voyager. On dirait qu'il a découvert une tribu de papous amateurs de Tétris, ou fait de la confiture de plantes carnivores, que tout est sous contrôle à l'exception de tout, et qu'au centre du soleil il ne se passe plus rien ; je suis pris, je suis le co-pilote de ce jeune homme mort malicieux et flambeur, et qui fait exprés de me donner le mal de mer en fusant trop vite, "alors je t'ai encore eu hein ! Ha ha ha ha !"
"There must be some way out of here," said the joker to the thief,
"There's too much confusion, I can't get no relief.
Businessmen, they drink my wine, plowmen dig my earth,
None of them along the line know what any of it is worth."

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...