mardi 26 mai 2009
Le Cochon Amarillo
C'est vrai quoi. J’étais déjà nerveux, en plus d’être triste d'avoir perdu le gros chat. Il y a toujours cette sorte de script où sont écrites des scènes convenues de la vie. A un moment, quand on vit, il y a la fameuse scène dite de... ; un classique, on l’attend, on se rengorge, on la vit. C’est comme pendant les accouchements, les pères font les cent pas, alors que plus personne ne fait ça, en vérité. Pendant les boums il faut tourner en rond sur place en écoutant de la musique daubée dans l'idée de se reproduire, quand on ouvre ses résultats d'analyse, il faut dire : "c'est le premier jour du reste de ma vie", quand on fait un barbecue, il faut porter un bob et un short vert, regarder le charbon de manière virile, et puis la scène du "le gros chat est mort" où l'on explique gentiment que le temps passe et que c'est très bien ainsi. Une fois effectuée, validée, la Scène de Vie se range dans la poche du veston, telle une preuve d’achat. Lorsque les preuves d’achat sont toutes réunies, nous avons le sentiment d’avoir vécu. Nous gagnons quelque chose de gratuit : notre passage. Un contrôleur arrive, et demande notre ticket, vérifie, et dans tous les cas, il nous met une amende. Nous prenons cher à tous les coups.
J’ai eu une idée formidable : ne rien dire. Hormis la grande lâcheté que cela implique, l’idée est idéale. Le gros chat ? Qui ? Non, je ne vois pas de quoi tu parles. Un animal ici ? Tu es bien sûr ? Pourquoi ne pas la couper au montage, cette scène ? Après tout, Kéké a passé le plus clair de son temps à lui taper sur la tête, au gros chat. Qui ? Ta mère ? Qui c'est ? Non, je ne vois pas de qui tu parles. Et si on regardait un bon gros dessin animé, au lieu de s'embêter avec tout ça ?
Nous étions sur le canapé, à faire le bonhomme doigt ou à jouer aux « cars ». Il était très content. Moi, très con tout court. J’avais avalé une noix de coco, coincée dans ma gorge, elle me faisait un cou énorme, aucun son n'en sortait. J'essayais de puiser l'inspiration quelque part, je songeais à Cameron dans le Docteur House, disant avec compassion : "Tu sais Kéké, le chat a souffert d'une maladie auto-immune, sans doute un Lupus, il n'a pas eu de fièvre parce qu'il était sous immuno-suppresseurs, avec un liposarcome dans le lymphome, mais à un moment il a été en tachycardie, puis en fibrillation, sa SAT a chuté, et malgré nos tentatives de le réanimer et une bonne piqûre d'adré, nous n'avons pu que prononcer l'heure du décès : 10h43. Je suis vraiment désolé".
Au lieu de cela, j'improvisais quelque chose de simple. Il me répondit à peu près « très bien », et enchaîna immédiatement : "tu fais le bonhomme doigt ?"
Quelques heures plus tard, il demanda où était son doudou lapin, celui qu’il avait oublié à l’école depuis des semaines, et dont il se foutait comme de sa première lingette. Je lui répondis qu’il était à l’école, on l’avait oublié il y a longtemps, et il fit une crise de désespoir.
Toutes les réponses sont dans les livres, évidemment, donc Z. lui prit un livre : « mon cochon Amarillo. » C’est l’histoire d’un petit garçon qui a un cochon jaune. Un soir il rentre, et l'animal n’est plus là. Son grand-père lui explique qu’il est mort, ils font un cerf-volant le jour de la fête des morts, presqu'à se réjouir du grand cycle de la vie. Ces mexicains sont vraiment impayables. A la fin, le petit garçon semble voir son cochon dans les nuages, il lui dit : « Mon cochon Amarillo, je t’aime et je t’aimerai toujours ! »
La lecture de cette dernière phrase n’est pas une sinécure. Ma voix se brise toujours sur le « tou... jours ». Elle part une octave ou deux au dessus, couine façon mouette, a du mal à atterrir, et s’écrase parfois à côté de la piste avec un reste de dignité. J’essaye de penser à des choses rigolotes pour la prononcer, Lolo Ferrari, Intervilles avec Guy Lux, la moustache de Rudy Völler, mais ça ne marche pas systématiquement. Le petit garçon du livre, joyeux et mélancolique, fait en fin de compte un grand coucou au ciel où le visage du cochon s'efface dans le lointain.
Ce livre lui a apporté un certain réconfort. Nous avons dû le lire une trentaine de fois de suite. J'avais beau me préparer à la fin, un hoquet l'écorchait toujours ; les parois de toutes choses, tremblant mais ne cédant pas.
La phrase finale du livre lui est restée : chaque fois que nous disparaissons, il aime à la répéter, avec force. La nuit tombée, ou quand je vais travailler, avec sa voix fluette, bien appliqué, il me lance : "Je t’aime, et je t’aimerai toujours !" Il rit, lucide, automate ou perroquet, il me récite cette phrase et observe mon air de ravissement ; mais parfois, Pinocchio métamorphosé, il me la murmure avec tant de conviction que cela m'effraie. J'ai l'impression que l'on va me piquer dans la journée, comme un gros chat. Par mimétisme, sa voix se brise, sur le «tou » de toujours. Il reproduit ma scansion accidentée, raisonnable, étranglée, ces choses encombrantes cachées sous le tapis, dans le congélateur, dans la cave, ce petit saut de cabri sonore pour venir à bout de la phrase. Alors, en partance, je souris, nous gloussons tels des polissons ; je suis vide, et ravi, même si, en fait, je dois partager ces tendres paroles avec un petit cochon jaune.
lundi 25 mai 2009
mardi 19 mai 2009
Les Analogistes Anonymes
Sinon, on a faim après. Et ainsi, le ventre creux, la jambe molle, l'œil photosensible, le temps est long jusqu'au déjeuner. Et la faim, le matin, donne absolument le sentiment d'une journée longue.
Dans l'évier il y a une grande quantité de vaisselle. J'essaye de ne pas la voir, cet empilement, qui s'élève, de plus en plus. Je m'en détourne, et l'empilement s'aggrave, et je m'en détourne encore plus. Un image fantomatique me prend, mon cœur bat plus vite, me vient à l'esprit des tours construites pas des architectes d'Allemagne de l'Est... bref. De l'air. Après la réunion, je nettoie tout ça. C'est le jour du grand ménage.
Je dois descendre la poubelle, qui est pleine. J'ai bien mangé, mon ventre est plein. Je m'immobilise, je serre les poings fort pour ne pas y penser. Les images. Elles reviennent. Je respire lentement, profondément. Ça va mieux.
Je porte deux chaussures, une à chaque pied. Le pied gauche, le pied droit. Dans le métro, les gens sont habillés.
Il y a beaucoup de monde, ce qui est logique, c'est l'heure de pointe. Je colle mon visage contre la vitre, je me concentre sur le tunnel. Il y a vraiment du monde, je suis tendu, si quelqu'un venait à faire « meuh », je ne sais pas si j'y arriverais, elles reviendraient, toutes ; les images.
Il est neuf heures, j'arrive aux Analogistes Anonymes. Nous nous mettons tous en cercle. Le parrain porte une perruque blanche de Boileau. Au mur, quelques affiches. Un chat, un grand chat noir bien dessiné, avec au dessus le libellé suivant : « Un chat. » En plus petit, cette question pédagogique : « Comment l'appelleriez-vous ? Un chat, bien évidemment ».
Une femme d'âge mûr avec un petit chapeau rond prend la parole. L'épreuve semble violente, mais elle n'hésite pas. Elle veut s'en sortir. Elle dit d'un trait : « Ce matin, j'ai encore pensé que mes tétons... semblaient des boutons de rose. Et des pistils de fleurs. Pour des printemps de mains. »
On baisse les yeux, honteux. Et tous ensemble, comme convenu, nous psalmodions : « Bravo Nadine. C'est dit et cela appartient au passé. »
Son voisin, qui porte un petit pull rouge avec des carreaux de six centimètres de longueur, s'étonne : « mais ça veut dire que chez le fleuriste, si l'on inverse, vous apercevez des tétons de sein partout ? Diantre, c'est sexuel. »
Notre parrain enchaîne : qui veut être le suivant ? Moi, je n'y tiens plus. Je lève la main, tremblant, je balbutie : les nuits courtes, les journées longues, dis-je, la gorge nouée.
A quoi cela vous fait penser ? me demande mon parrain. C'est le moment idéal pour évacuer.
Je regarde au sol, je marmonne : à des longues journées... des journées si longues et même interminables... ça me rappelle... les cours de latin, je commence - allez, dites-le, fait mon parrain, dites ce que vous avez au fond du cœur. Tout le groupe m'encourage. On se donne tous la main. Je le dis : ces journées sont longues comme... des sexes... (je gémis) des sexes de géants, qui ont des érections titanesques, (puis je me dresse, comme un sexe, je commence à scander) du genre à faire couler des Titanic, des Titanic soviétiques en plus, des cargos, des armadas de frets marchands, quand la créature des mers, ou bien Neptune, fait la planche dans l'océan arctique avec son immense érection-iceberg. Je suis debout sur ma chaise, en nage.
Un murmure de compassion parcourt l'assemblée. Moi j'aurais plutôt dit, fait le petit homme avec son pull à carreau, une journée longue comme un jour sans pain. Il croise les bras très satisfait, et sourit obséquieusement. Encore plus mesquin, son voisin ajoute : une journée longue, ça suffit. C'est vraiment le club des fayots, murmure-je. Il enchaine ; ça ne sert à rien tout ça. J'avais compris tout de suite, moi. Alors à quoi bon ! rétorque-je, dépité, on se suicide alors, on ne fait plus rien.
Puis j'essaye d'objecter : mais parfois quand on ne dort pas, c'est vraiment une très longue journée, non. Une dame fait : il faut dormir plus, comme cela c'est réglé. Tout le monde applaudit longuement.
Je mets la tête entre mes mains. C'est peut-être à cause du café. La poubelle était pleine, mon ventre était plein, je suis plein comme une poubelle. Ma poubelle était pleine comme un ventre. Sans bras, ni main. Un gros ventre, et moi aussi qui suis une grosse poubelle. Il faut que j'arrête, ça ne veut rien dire. Ce n'est pas de la pensée, c'est des mots fourmis, des vermines qui grouillent, en deçà du sens. De l'infra-langage.
Le parrain, me voyant prostré, interrompt les applaudissements : on est tous passé par là, ne vous inquiétez pas. Qu'est-ce que ça vous fait, en fait ? L'impression d'exister plus ? D'exister exagérément ? Un peu comme les gothiques, qui s'habillent tout en noir, avec des trombones métalliques dans le nez ? Est-ce que ça ne fait pas pudding de mots ? Un petit rire secoue l'assemblée. Et tous ensemble de répéter : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ».
Et les voilà qui devisent. L'économie, c'est comme l'économie de l'énergie. La parole durable.
J'acquiesce. Je regarde au sol. Puis je dis, entre mes dents serrées : parrain ; pudding de mots. Il me dit : pardon ? Parrain, vous avez dit pudding de mots. Vous l'avez dit. Je pointe mon index vers lui. Vous avez dit, parlant de moi, que je faisais un "pudding de mots". Oui, répond-il, piqué, vous mettez tout dans un gros gâteau. Vous recommencez, dis-je, l'Image, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple. (j'entends quelqu'un dire tout bas : OTAN, suspend ton vol).
Parfois, quand je regarde au fond de moi, j'ai l'impression d'un cendrier rempli, débordant, froid, je ne sais pas, dis-je, quand je me lirai demain, j'aurais l'illusion de lire un steak-frites. Ce n'est plus possible. Vous savez, par exemple, Versailles, des lignes droites, de l'espace, de l'air, de la pensée organisée, nette et véloce, qui sert à quelque chose.
La petite dame s'empoigne alors les seins et répète intensément : « nichon ! nichon ! nichon ! ». Un autre : « ah, moi ces histoires de se baigner, le sexe à l'air, dans l'eau froide, ça m'émoustille à un point oh vous ne pouvez pas vous imaginer».
Nous nous mettons tous à hurler. Il va se passer quelque chose de terrible. Le GIGN russe va tomber du plafond, des éléphants vont entrer dans la pièce pour éventrer les cerveaux de la tête ; il faut que cela cesse. Alors chacun se prend la main. Calmés, nous prions tous ensemble :
« Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »
vendredi 15 mai 2009
chien à roulettes
"Au boulevard Barbès
Tada tada tada
Au boulevard Barbès
Tada dada
A minuit, ou à minuit..."
Au lieu de cela, les cyclistes arrivent au bout à bout, posent le pied au sol, et, les dents serrées, ont envie de tuer des gens.
Car les piétons errent. Dérivent. S'ils sont en groupe, touristes ou invités d'un mariage, ils se meuvent gauchement, par grappe, lents, se bousculent comme des quilles mais sans tomber, des pingouins hébétés. Ils regardent au sol, constatent un pictogramme allongé, vélocipède en anamorphose ; font un grand O d'étonnement avec la bouche, et disent :"Oh une piste cyclable", telle une poule ferait : "Oh, j'ai trouvé un couteau".
Puis ils lèvent la tête, au ralenti, empotés. Il arrive, le vélo sur la piste en question.
Le cycliste à toute berzingue regarde impuissant l'équipe molle le dévisager. Lui vif, eux engourdis. Le biclou rouspète et couine de toute sa colère avec la sonnette, drelingue drelingue. Mais il se fait engueuler sacrément. On n'a pas idée, hé sauvage ! Chauffard ! Barbare ! Vandale ! Inconscient ! On est quand même en démocratie.
Alors le Poulidour fait le tour, râle, maugrée, de toute façon je n'aime personne ; il les traitent tous de conards jusqu'à la quatrième génération.
Je condamne avec la plus grande fermeté les piétons qui errent sur les pistes cyclables. J'avoue quand même qu'il n'y a rien de plus délicieux que la mauvaise foi qui consiste à engueuler un cycliste. Je m'y laisse doucement aller, parfois. "Mais poussez-vous ?!" L'homme-deux-roues, outré, lève le poing, se déconcentre, vacille, sa compagne énervée qui tente de le suivre malgré son allure mesquinement démonstrative (qui c'est-ti le plus vite ? qui c'est-ti qu'avait le plus de poil ?) le percute, ils chutent sur la route, se font aplatir par un autobus, il y a des organes répandus, les passagers dans les transports en commun vomissent beaucoup.
Un jour que je me baladais gaiement sur la piste cyclable, j'étais empli d'un vert lyrisme, toutes ces voitures, tous ces camions. J'étais sur le point d'écarter les bras d'aise quand un affreux aboiement derrière moi me fit bondir hors de la piste. Je me retournai, et je vis passer un vélo. Un instant stupéfait, je tentai de faire le lien entre l'aboiement et le bicycle, lorsque je le vis approcher un groupe de grand-mères. Le cycliste aboya encore, un aboiement de roquet, ou de loulou, très strident. Les mamies se sautèrent dans les bras les unes des autres, et la voie fut libre aussi sec. Il s'éloigna, filant bon train, aboyant beaucoup.
Manifestement, la technique marchait, une technique sure, maîtrisée, sans humour. Il fendait la foule craintive sans entrave. Par une sorte de darwinisme urbain, le cycliste avait évolué, et abandonné la sonnette au profit du jappement.
mercredi 13 mai 2009
le Grand collisionneur de hadrons
Walter Wagner et Luis Sancho ont porté plainte devant un tribunal de Hawaï. Animés d'une colère toute procédurière, ils n'ont pas envie que des laborantins suisses détruisent le système solaire par inadvertance, en bricolant des trous noirs dans leur cave. Ils n'ont pas envie que notre monde disparaisse d'un coup, telle une matière moulée au fond des toilettes. On les comprend, on imagine bien le préjudice matériel et moral d'un tel saccage. Quelle perte pour le monde serait la perte du monde lui même. La Grande Muraille de Chine, la Divine Comédie, Moi.
A la frontière franco-suisse, à cent kilomètres sous terre, au fond d'un puits qualifié de "grand comme une cathédrale", le CERN a lancé le "Grand collisionneur de hadrons". C'est un couloir en boucle, un tunnel, un tore. Un métropolitain pour les particules. Avec deux arrêts, début et fin du monde. Terminus, tout le monde s'écroule. Le petit stagiaire à qui on demanderait, pour le bizuter : "va donc chercher l'huile de coude au fond du Grand collisionneur de hadrons" pourrait tourner pendant des jours, dans ce conduit, avant de choir, épuisé, ne se sachant pas revenir sur ses pas, incessamment, ce qui est le danger avec les chemins infinis.
Le principe de ce dispositif est de lancer à toute vitesse des hadrons en sens contraire, et à un moment donné, de les faire se percuter. Se percutant, à une vitesse proche de la lumière, ils pourraient produire des choses inconnues, choses qui - si elles étaient connues - et bien ça ne serait pas la peine de construire un Grand collisionneur de hadrons cent mètres sous terre pour les connaitre. Un hadron est composé, si l'on se documente, de "gluons", ce qui me remplit toujours d'une grande nostalgie, de quand j'étais enfant et que je regardais "Téléchat". Les "hadrons" se télescopant produiraient des choses disponibles à l'état initial de l'univers, au moment du Big Bang, quand le cosmos tenait dans la main, infiniment dense, chaud, avant la création même du temps.
Nostalgie - dis-je à propos du gluon - et voilà qu'une sorte de faille, de trou gris, m'est venue en divaguant, causant une accrétion de sentiments, et ma gravité s'accroit alors, provoque des effets macroscopiques tels l'oeil vitreux ou la babine tremblante - trou bleu, diraient les américains - cela me prend aussi lorsque j'évoque le "boson de higgs", qui se transforme vite en "boson de Higgins", le célèbre employeur de Magnum, ses chiens, sa petite moustache. Ses petites chemises Hawaïennes. Hawaï, le tribunal, la plainte de Luis Sancho et Walter Pança contre la fin du monde, moulin englouti mu par le vent cosmique, la boucle est bouclée, le tore est toré. Je me souviens, j'ai eu la varicelle une semaine, et je suis resté à regarder à la télévision la "5ème", avec "Shérif fais moi peur", moment doux, moment trou, vide, je languissais paisiblement sur le canapé, comme si j'étais l'ancêtre préhistorique d'un spectateur d'Arte. On grandirait dans la merde qu'on aurait la nostalgie de la merde, irrépressiblement.
Dans cet interminable corridor souterrain, il serait également possible de lancer outre des hadrons, pourquoi pas, un second stagiaire en sens contraire, à qui on demanderait d'aller chercher de l'huile de coude, mais de l'autre côté du tunnel. Parfois, tous les dix kilomètres, les deux stagiaires se croiseraient, se salueraient, échangeraient quelques remarques convenues sur leurs conditions de travail précaires (cent mètres sous terre, à proximité de potentiels trous noirs, risquant à tout moment une fin du monde). Lancé à la vitesse du stagiaire, le stagiaire pourrait, en percutant l'autre, reproduire les conditions initiales du cinéma muet.
Si j'étais parmi l'équipe du CERN, je tenterais cela, la nuit, sur mon temps libre. Dans ce manège enfoui, il y aurait le claquement des talons des jeunes étudiants, leur percussion comique, et l'avènement d'un inconnu, docte et drôle.
"Les propriétés bien établies de la gravité, décrites par la relativité d’Einstein, excluent que des trous noirs microscopiques puissent être produits au LHC. Quelques théories de type spéculatif prédisent toutefois la production de telles particules au LHC. Toutes ces théories prévoient que de telles particules se désintégreraient aussitôt. Ainsi, ces trous noirs n’auraient pas le temps d’amorcer l’accrétion de matière et resteraient sans effets macroscopiques." [source]
Cette menace est-elle sérieuse ? Les scientifiques répondent qu'elle est improbable, mais on ne sait jamais avec les scientifiques. On peut toujours craindre une application militaire de ces expériences. Rien n'empêcherait l'Iran se lancer un trou noir au dessus d'Israël, provoquant ainsi la fin du système solaire sioniste. Ou à défaut, quelques stagiaires avec des hadrons dans la poche. Parachutés quelque part sur un terrain vague, ils courraient très vite, l'un face à l'autre, se percuteraient, recréant ainsi des conditions initiales de je ne sais plus trop quoi.
En attendant, l'interrupteur a été enclenché, ronronne ce Germinal pour les molécules. Au nord c'était les hadrons. Tic-tac de l'horloge suisse, à la frontière franco-suisse, en prévision d'une fin de monde qui ne vient pas. Rôdent autour, sans doute, effarés, quelques destructeurs de plantations de protons, ou d'autres faucheurs de champs magnétiques.
mardi 5 mai 2009
Le projet Alpha
Comment ça je ne suis pas inclus dans le projet Alpha. Mais c'est mon travail depuis deux semaines, d'y être inclus.
C'est normal, c'est le travail des gens à la Sécurité Réseau du Système d'Information. Ils disent d'abord non. Ils sont assis à se morfondre devant des câbles, ils soupirent, ruminent leurs amours perdues, rien ne se passe, ils sont sur le point de se pendre avec un câble quand un type les appelle pour accéder à une machine interdite. Une machine sacrée, installée au dessus d'un ancien cimetière indien maudit. Alors ils répondent avec un ton outragé de sphinx : non. Pas question. Ils ont l'air scandalisés, vraiment. L'air que je leur demande de mélanger nos vomis en conclusion d'une même orgie. Non mais qui êtes-vous avec votre demande, la fleur au téléphone, là. Avec vos requêtes réseaux romanichelles dans notre sanctuaire ultra select VIP de données.
Je pousse un gémissement de dépit. Mais je ne comprends pas. Très pète-sec, l'interlocuteur me dit, du bout des lèvres, qu'il va se renseigner. Est-ce que j'ai l'air d'un pirate ukrainien, ou un truc dans le genre. S'il vous plaît, quand même.
Quelqu'un m'appelle. Ça marche pas, me dit-il, geignant. J'essaye d'être pédagogue : qu'est-ce qui ne marche pas ? Quand j'allume le programme, je comprends pas, ça ne marche pas, alors que ça devrait. Quel programme, je demande, stoïque. Non, mais c'est parce que j'ai une demande du responsable de l'entité D, et qu'il faudrait que je réponde rapidement car... je coupe la parole avant qu'il ne se mette à pleurnicher : peu importe le contexte. Quel est le nom du programme qui ne fonctionne pas ? Puis je déclare, ou je conclue, ou je coupe-court, la voix posée, rassurant : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher après.
Quelqu'un d'autre m'appelle. Je coupe-court tout de suite : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher, après.
Je contacte Monsieur A. Bonjour, j'ai une requête concernant une demande sur une question dans le cadre du projet Alpha. J'ai eu l'interlocuteur de la Sécurité du Réseau du Système d'Information, et apparemment je n'ai pas accès au serveur de développement "Orson" pour continuer mes travaux. Une sombre histoire de cimetière indien. Qui êtes-vous ? me fait-il. Je me présente. Nous avons eu une réunion ensemble, il y a deux jours. Ah oui ! Comment allez-vous ? Vous allez bien ? Tout se passe bien avec le projet Alpha ? Formidable. Non, justement, je n'ai pas de connexion au serveur "Orson", et j'en aurais besoin pour continuer mes travaux. C'est normal, on a pas accès au serveur de production, me fait A., puisqu'il n'est pas encore acheté. Comme il n'existe pas, on est bloqué pour l'accès. Non mais c'est au serveur de développement "Orson". Ah mais c'est bien embêtant, ça. Il a l'air vraiment embêté, pour le coup. Il reste un peu silencieux au téléphone. Je vais voir ça avec le MOA, il va peut-être nous aider à débloquer la situation. Il part d'un grand rire convivial. Il me fait penser à Pasteur quand il dit, comme ça, saperlipopette, et si je faisais bouillir tous ces microbes ? Je suis presque ému.
Le premier quelqu'un m'appelle encore. Ça marche toujours pas. De quoi ? Je ne sais pas, parce que ça marche pas. Pourtant ça devrait marcher, hier ça marchait, mais aujourd'hui ça ne marche pas. Je réponds : tu as redémarré l'ordinateur ? Oui. Combien de fois ? Et bien une seule. Je sais ce que tu vas faire, je réponds. Tu redémarres l'ordinateur cinq fois de suite, tu t'approches du clavier et tu murmures : "O puissances modernes, donnez-nous la force pour que ça marche.". Pardon ? Oui, fais le, je coupe-court : ça devrait marcher après.
Vous avez eu une réponse du MOA ? C'est qui ? Dans quel cadre ? Le projet Alpha ? Le serveur "Orson" ? Il a vu ça avec l'adjoint du chef de la Sécurité Réseau du Système d'Information, mais il est en vacances, et apparemment ils ne sont pas au courant de l'inclusion de l'entité E dans le projet Alpha. Ils voudraient une confirmation officielle. Comment ça marche, pour confirmer officiellement ? Il faut un officiel ?
Non mais parce que sinon, c'est l'anarchie.
Je les imagine avec les bras croisés, devant leur table débordante de câbles emmêlés. Avec face à eux, comme un totem, bloc monolithique, le serveur "Orson" en train de cligner de ses milliers d'yeux verts et rouges, une psalmodie de vrombissements, une sorte de chorale de chants grégoriens exécutés par des ventilateurs. Ils ricanent : encore un qui ne nous aura pas, non mais oh, on n'entre pas ici comme dans un moulin, l'accès réseau, c'est sérieux. Puis ils marmonnent, avec une cagoule, le serveur de développement "Orson" est bien content de ses cerbères, dans sa cave, son antre des enfers protégés par des sas, oungawa.
On m'appelle encore : j'ai redémarré l'ordinateur cinq fois. Ça ne marche toujours pas. Ah je comprends, bonté divine. Je vais essayer autre chose : dans l'ordre, éteints l'ordinateur. Débranche la prise. Et redémarre après. Dans l'ordre, sans oublier une étape. Ça devrait marcher, après.
Encore : j'ai essayé, tout bien dans l'ordre. J'ai débranché, et j'ai tenté de redémarrer, mais là ça redémarre plus. Il semble qu'il n'y ait plus de courant du fait que j'ai débranché la prise. Ah très bien ! Je réplique : as-tu vérifié que la prise était bien branchée ? Et bien non, puisque tu m'as... Non, mais,coupe-court-je , branche la prise, c'est peut-être pour ça que ça redémarre plus. C'est fait ? Ça redémarre ? Ah tu vois ! Et bien voilà ! Allez, à demain.
Personne, sans doute, n'a accès au serveur de développement "Orson" dans le cadre du projet Alpha. Il n'est pas branché au réseau. Il est isolé, dans son territoire vierge. Sarcophage droit, il va traverser l'éternité, tranquillement, dans un voyage sans hasard. Il y a des ossements par terre, des gens qui ont cru impunément s'approcher du serveur "Orson" pour tenter de misérables travaux de développement.
Allo ? Ça a redémarré, mais ça ne marche toujours pas. Quel programme ? Non mais là c'est vraiment urgent et j'ai eu monsieur D qui m'a dit, en geignant... peu importe. Ton chien, ta femme, ta soeur, ta mère. Très bien. Va derrière, dans l'entrepôt, munis-toi d'une pelle, et frappe une dizaine de fois l'écran avec la pelle, bien fort, comme si tu voulais le fracasser. Tu frappes l'écran très fort, avec la pelle, en maintenant la touche shift enfoncée. Après tu redémarres, et ça devrait marcher, après. Si, vraiment.
Je prends une pause. Je regarde au fond de mon café, il y a, qui s'agitent, dans ce cercle noir, des sirènes alanguies, des créatures extraordinaires endormies sur des trésors fermés méticuleusement à clef, mais en fait non. Le type en pantalon de toile s'approche doucement, en touillant son café. Il me sourit. Il est tout gris. J'ai envie de lui demander si par hasard il ne travaillerait pas dans la Sécurité du Réseau du Système d'Information. Si c'est pour cette raison qu'il est méchant, et si par hasard, il ne voudrait pas devenir gentil. Je regarde en direction de la fenêtre, et j'engage aimablement la conversation, avec un sourire contrit : "Belle journée, n'est-ce pas ?". Dehors, il pleut à verse, c'est l'apocalypse, une tornade emporte les gens, et des chiens attachés aux réverbères, à l'entrée de la boulangerie, planent comme des cerfs-volants. Il me répond : "Non."
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