mercredi 7 mai 2008

Bonnie et Clyde (12) : toujours raison

Je rentre, je m’assois. L’assureur me regarde, avec sa tête de bonbon à la menthe. Son visage dégage une sorte de fraîcheur sympathique et mentholée, un peu le contraire de la décomposition ; oui, comme si, vivant, négatif du cadavre, il se recomposait, et que de ce travail cellulaire exhalait un parfum agréable. Que puis-je pour vous, fait-il. Je sors mon arme et crie comme un possédé : la caisse ! Donne moi la caisse ! Mais il n’y a pas de caisse, c’est juste un assureur. Il y a quoi alors ? Des dossiers. Juste des dossiers. Des dossiers d’assurance. Avec des milliers de signatures, promesses chaotiques en bas de page. File moi tous les dossiers alors, je dis évidemment ! Nous chargeons toute la paperasse dans le coffre. Pour quoi faire, demande Bunny. On verra, au pire, on les jettera à la mer, on s’en fout, les contrats d’assurance retrouveront leur élément naturel, parmi les poissons. Ils seront heureux.

J’ai récupéré l’arme chez mon père. J’ai sonné, il était légèrement tard ; il a aspiré l’air brusquement en ouvrant la porte, de surprise. Il a eu la bouche ronde du poisson sorti de l’eau. L’eau tranquille et dormante des jours paisibles. Je l’ai salué, singeant la décontraction, puis des bises hagardes, des gestes raides. Notre propre musée de cire. Il s’est assis les fesses au bord d’une chaise, et nous avons commencé à parler du beau temps. Les paroles de cire, dans le musée de cire. Des paroles comme les petits bâtons que les scouts frottent, pour faire du feu. Soudain on voit que la paille prend, étincelle dérisoire, et tout le monde souffle pour que la flamme vive. Puis à un moment il m’a regardé, épuisé, dans un silence attentif. J’ai dit : je te présente Bunny. Nous allons nous marier. Bunny s’est tournée brusquement vers moi, scandalisée, me fusillant du regard.

Alors il a dit : ah c’est formidable ! Chaque main malaxant l’autre. Je descend à la cave chercher du champagne ! Au rythme lent de ses tatanes qui claquaient, il a pris l’escalier. J’ai ouvert le placard, inchangé depuis l’aube de mon humanité, j’ai trouvé sur l’étagère l’arme de service, que j’ai prestement rangé dans mon sac à dos. Les tatanes revenaient vers nous. Je me suis dit que je faisais une énorme bêtise. Je me suis dit, peut-être que si nous buvons une seconde bouteille, j’aurais le temps de remettre l’arme à sa place. Le lourd étui noir en cuir. Faire machine arrière.

Le bouchon de la bouteille de mousseux a atteint l’altitude d’au moins dix centimètres avant de sombrer. Aux amoureux ! Félicitations ! Meilleurs vœux ! Et puis joyeux anniversaire ! Et joyeux Noël ! Sa main tremblait quand il nous servait. Nous avons répété, c’est dommage de ne pas se voir aussi souvent qu'avant. Nous pourrions nous voir plus souvent. Puis il a eu l’air fatigué. On se tient au courant. On se contacte. Très bientôt. On attend pas autant de temps avant de se revoir.

Et nous sommes partis. Bunny a entrouvert le sac, elle a murmuré : c’est impressionnant ! Je m’en suis voulu, comme si j’avais douté une seconde, faiblement, j’ai pensé : c’est de ta faute, Bunny, tu m’as entraîné, puis j’ai chassé tous ces mots comme des mouches. C’est de ta faute, je suis quelqu’un de si tranquille, je n’ai envie d’impressionner personne. J’ai juste envie de ployer au vent, comme un millier de tournesols, en silence, dans le vide, perdu parmi le cycle terne de la nature.

C’est dur de convaincre les gens. Il faut employer les bons arguments. Construire un raisonnement si puissant que le contradicteur en jette l’éponge. Mais je l’ai vu à la tête de l’assureur, c’est plus facile avec le revolver. Tout d’un coup, on a toujours raison. On ne discute plus. C’est l’histoire du tyrannosaure contre le lapin. Le lapin ne discute pas, il ne tergiverse pas, il n’objecte pas. Il se découpe lui même en morceau afin de faciliter la tâche, autant qu’il peut. Il coopère. C’est bon d’avoir toujours raison. C’est bon d’insister peu.

Au repas, on serait là, discutant d’un film, d’un livre, d’une idée, d’un parti, de l’éducation des enfants et des chiens, et chacun enfoncerait le cube de ses opinions dans le mauvais trou des autres. Puis l’autre sortirait son revolver, et tout le monde serait d’accord. Ah oui. Tu as raison. En fin de compte. Je ne voyais pas la chose comme ça, mais maintenant que tu le dis.

La mer. L’endroit le plus intéressant à la mer, la mer elle même, est perdu dans l’obscurité, au delà du promontoire qui la borde. Deux blocs sombres et remuants, encastrés terriblement l’un sur l’autre, la mer et le ciel ; leur virginité dangereuse se régénère toutes les nuits. On ne construit pas des cabanes dans les vagues, et chaque matin, la place est nette. Nous avons sorti tous les dossiers de l’assureur, sur les rochers, les contrats avaient un charme léger en s’abîmant.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...