vendredi 25 septembre 2009

Le Durcisseur

Le premier métier de feu l'acteur Sim était extraordinaire : il débuta durcisseur de tétons au Crazy Horse. Encaissant cette information à la radio, je cessai toute activité pour plonger dans une rêverie mélancolique. Cette tâche improbable consistait à, muni d'un seau à glaçons, frotter la poitrine des danseuses avant leur entrée en scène, pour bien mettre en exergue leurs tétins triomphants.

Je méditais sur le sort de cette main d'œuvre méconnue des coulisses. Je vis l'homme, son visage malicieux et juvénile de souris, dans la pénombre d'un rideau, à l'entrée de la scène. J'imaginais son sourire contrit, parmi les créatures, échassières de leurs jambes, dans une jungle parfumée de plumes. Elles faisaient la queue et présentaient, traqueuses et concentrées, leur gorge au préposé du mamelon. L'employé était-il soumis à un supplice permanent, affligé d'une trique chronique qui le dévorait sans répit, tel l'arroseur arrosé (le durcisseur durci), ou bien au contraire, finissait-il blasé, voire écœuré de frotter du nibard à la chaine à longueur de nuits ? Rêvait-il alors de limandes, de planches à pain, de Melody Nelson ou autres récipicé de fax ? Je le voyais planté parmi les rideaux, homme ombre, son seau à glaçon (peut-être à Champagne) au niveau de l'entrejambe, suivant sur le plateau le résultat rutilant de son astiquage.

Lors du bilan de fin d'année, le directeur réunissait-il son personnel pour un vibrant discours d'entreprise sur les bénéfices engrangés ? Regardant les employés du cabaret, il clamait : « grâce aux efforts de tous, des artistes aux ouvreuses, en passant par le durcisseur de tétons... (là, les regards de tous se posaient sur l'homme minuscule, rouage un instant démonté et considéré, qui baissaient les yeux, rougissant) »

Existait-il un syndicat, une corporation, une guilde ? Une confrérie ? Dans la salle d'un autre cabaret, le voilà qui se retourne, expert, vers son collègue en goguette ; il hoche la tête avec la moue d'approbation des connaisseurs, ceux dans le secret des déesses, pour déclarer, définitif : « les tétons sont bien durcis ! C'est une maison de qualité ». Et tous de valider, modestes lampistes allumeurs de poitrines.

Le voilà encore dans la Creuse, pour le journal de treize heures, parmi un sabotier, un poinçonneur, un rémouleur, ou un juge d'instruction : « Ressuscitant son métier disparu, le durcisseur de téton inspecte son congélateur où reposent, dans le silence recueilli où même le temps semble s'être arrêté, ses instruments de travail jalousement gardés : les glaçons. »

Plus tard, assis sur sa chaise longue dans un lointain domaine de la Côte d'Azur, la vie déjà passée, sa couverture protégeant ses jambes, je le laisse ; il glousse face à la mer. Il glousse de cette vie de farce furieuse, clignotante. Il énumère dans sa demi-sieste le souvenir de ces boutons de rose lointains, rigidifiés méticuleusement comme des queue de billard. Un instant, il devient un Citizen Kane farfelu dans son Xanadu caniculaire ; ses rosebuds en série qui le hantent se seront trouvés au bout des femmes.

vendredi 18 septembre 2009

Métamorphoses

Mon fils ce matin a tenté une technique inattendue pour éviter l’école : il s’est transformé en poisson. Nous l’avons découvert ainsi, au lit, emballé dans sa couette. Du tissu informe sortait un son étrange : poa poa poa.

Découvrant la créature se tortillant sur le matelas, nous nous sommes exclamés : misère de malheur ! Notre cher enfant s’est transformé en poisson. Comment pouvons-nous l’emmener à l’école dans cet état ? Nous allons nous faire réprimander par la DDASS. Nous l’avons supplié alors de retrouver sa forme originelle. Mais la créature ne faisait pas d’effort, elle semblait heureuse de son sort.

Malgré ce nouvel avatar, nous avons taché de faire bonne contenance. Dépêchons-nous ! Nous sommes en retard ! clamions-nous, mais le rejeton s’excusait toujours : « je ne peux pas aller à l’école ! Je suis un poisson ! »

C’était la vie qui se vengeait de m’avoir fait poissonnier, un jour, dans un Marché U de Lyon. J’en avais découpé, débité, des tas, de cette engeance marine, et maintenant mon propre fils était un poisson. Adoptant le déni en désespoir de cause, nous nous sommes emparés du menu fretin pour le doter tant bien que mal d’ habits humains.

Le poisson-fils fut ainsi conduit en classe. Les yeux honteux fixés au sol, nous nous attendions à de sévères remontrances. Il n’en fut rien. Le monde est étrange ! L’institutrice accueillit notre poisson avec infiniment de naturel. Dans la classe du vendredi, découvrant autour de nous singes, larves, poules, cochons et autres chimères se débattant au sol - bestiaire étonnant ! - nous sommes parvenus à la conclusion que certaines semaines de septembre, lorsqu’elles duraient trop, se terminaient par des métamorphoses.

vendredi 11 septembre 2009

Le bon

L’homme, à l’entrée de la galerie marchande, examinait le bon dans sa main, avec une sorte d’angoisse. Je dis angoisse, parce qu’en général, on ne regarde pas les bons ainsi, enfin, les gens normaux, le reste du monde. Les gens regardent les bons placides, neutres, ils ont une légitime absence d’implication, un vide d’eux mêmes lorsqu’ils regardent les bons ; ils ne regardent même pas les bons, ils les pincent furtivement en examinant autre chose digne d’intérêt, la mine altière, le visage serein, et glissent agilement le bon dans la poche, et le ressortent le moment adéquat, avec dextérité, en harmonie, et la vie passe ainsi.

L’homme, malheureusement, scrutait le bon, la tête se tassant de plus en plus, le corps, avec lenteur, se compactant sur lui même, et l’homme semblait aspiré par la puissance de ce bon, le bon comme un carré d’angoisse. Il se dit qu’il n’avait pas fait ce chemin pour rien, et entra finalement dans la galerie marchande. Les gens le regardaient fixement, enfin, pas exactement, puisqu’ils vaquaient à leurs occupations, mais le bon toujours entre le pouce et l’index du bras droit ballant, l’autre bras, ballant, les jambes ballantes jusqu’au sol, tout était matière à l’observation, mais en vain, puisqu’on l’ignorait jusqu’à présent. A gauche, il fut effrayé par un salon de coiffure. Les dames, la tête enclenchée dans un réacteur, contemplaient des magazines comme l’homme avait contemplé son bon, l’angoisse en moins, un calme ennui à la place. A droite, un homme mi vendeur mi vigile se dressait superbement, colosse en costume à l’entrée d’un magasin de semblables costumes, secondé par des hommes en plastique dont les costumes uniformes rendaient le tout d’une cohérence à la frontière de l’hystérie.

Arrivé à ce qui était certainement l’Accueil, ou la Caisse Centrale – c’était un comptoir majestueux en contre plaqué où des femmes étaient assises loin derrière, maniant des ronds magnétiques antivol parmi des alcôves de casques de moto - l’homme vit quelques personnes faire la queue en désordre. Une queue commençait d’un côté, une autre de l’autre, les deux fusionnant devant la région d’une employée dissimulée. Où se placer sans devoir négocier un ordre de passage avec un inconnu, peut-être violent, une main handicapée par la préhension du bon, il ne le savait pas, et commença à faire la queue à quelques mètres derrière, sans vraiment faire la queue, ainsi des gens se plaçaient devant lui, légitimement, et pour se donner contenance, il vérifiait, avec méticulosité, le bon qu’il avait légèrement élevé devant lui. L’employée, dont on percevait à peine le nez derrière le comptoir, était fortement maquillée, avec un regard très noir et sévère, elle lui rappelait Cléopâtre l’impératrice, enfin, telle qu’il se l’imaginait, lui posant des énigmes, à l’instar du sphinx, et il se demandait si les réponses seraient dans son bon, et regarda son bon et vit peut-être des réponses, mais non des questions, qui refusaient de venir avec, et ce monde ainsi soudainement renversé lui fit monter tous les flux au crâne et s’imagina le sort des dinosaures dévastés d’un coup se tortillant au sol de douleur et privés d’oxygène.

Quelque chose se brisa en lui, ou s’alluma, et il y eut un effondrement, il put le percevoir comme l’effondrement d’un mur, le mur d’une pièce emmurée, libérant soudain la vision pour un paisible paysage de campagne et son clocher et ses vaches et ses vélos dévalant la vallée au loin, et il fit un petit sourire de contentement, mit le bon dans sa poche, haussa discrètement les épaules, et partit, se disant qu’il pourrait toujours passer un peu plus tard, avec le bon.

mercredi 2 septembre 2009

Intervilles

Intervilles, si je me souviens bien, c'est en général une compétition avec Lunel contre une autre ville. Il y a un costaud avec un foulard et un béret rouge, il croise les bras et fronce la moustache car il doit répondre à une question culturelle. Puis il y a une vachette qui défonce des décors en carton. Des types grimpent sur une pente qui glisse avec des bâtons en bois, à un moment un des types glisse jusqu'en bas en gesticulant, il s'écrase dans l'eau. Il y a un tronc d'arbre en plastique au dessus d'une piscine, puis une sorte de teletubbie savonné qui s'agite par ailleurs, dans l'autre sens, des types qui glissent et tombent dans l'eau savonneuse de la piscine, et c'est mon moment préféré. On ouvre une porte de toutes les couleurs, et surprise, il y a caché un type grimé qui tombe aussitôt en glissant. Guy Lux parle des enfants qui ne partent jamais en vacances. Pourquoi ils font ça, c'est bien les vacances quand même. Je ne connais pas Lunel, ni l'autre ville, mais il y a soudain une sorte de halo international autour d'elles, du fait de la compétition, un peu comme France-Allemagne, avec Harald Schumacher dans le rôle de la vachette, et le pauvre Patrick Battiston dans le rôle du carton. Au début, je me dis que je supporte Lunel, mais quand Lunel commence à gagner trop, je suis pour l'autre ville, Dax, mettons, pour le suspense. Il y a la question culturelle sur du fromage de Dax, qui est un peu l'épreuve-reine, et c'est franchement étrange comme hiérarchie des épreuves, tomber dans la piscine c'est plus distrayant, mais bon.

Après, le temps a passé, et la décadence est venue. Les gens ont cru que le coeur du concept, l'essence même d'Intervilles, c'était la vachette, alors qu'à l'évidence, c'était de tomber dans la piscine. Et ça, seul moi l'ai compris. Ce choix malheureux a étouffé toute la magie des joutes de Lunel contre l'autre ville. Guy Lux en est mort. Un calme plat a régné sur les piscines du monde, et les décors en carton se dressent toujours, intacts et tristes, comme des paysages lunaires, à Lunel.

La faute vient des dirigeants parisiens qui, du haut de leur bureau en métal, indestructibles structures sur lesquelles viendraient s'abîmer en vain de fragiles vachettes, considèrent qu'il n'y a d'amusements possibles pour les provinciaux que dans les ferias méridionales. Ils ignorent, méprisent superbement, la cascade poétique dans les piscines, le pantomime de l'homme à tête de poulet qui se viande, élément fondateur de toutes les enfances du monde. Une preuve de ce manque cruel dans l'inconscient collectif est perceptible dans l'apparition d'une génération de jeunes talents de la Natation Française. Dans les piscines olympiques, habillés en maillot de l'aérospatiale, moteurs de muscles, hommes-canons, femmes-torpilles, ils cherchent à coups de records du monde le souvenir perdu du rire primordial.

dimanche 7 juin 2009

L'Immanquable

(où je ne me rappelle plus comment la conversation en est arrivée là).

La méchante : Si ça continue, je vais me faire enlever l'hémisphère droite.

Le gentil : Peuh, on dit l'hémisphère droit, ignare.

La méchante : ?!, tu en es sûr ?

Le gentil, triomphant : Bien évidemment. Ne dit-on pas "l'Hémisphère Nord ?".

La méchante : Ah parce que sinon, on dirait "l'Hémisphère Norde ?". Ah ah.

Le gentil : (...)



(Où seul face au but après avoir effacé le dernier défenseur, le gentil manque l'immanquable et tire au dessus de la barre)

jeudi 4 juin 2009

Bouquet dégarni

La coiffeuse me ratiboise. Je me regarde, elle y met du sien, j’essaye de me trouver beau, pour lui faire plaisir.

A côté, un type très propre, très sympathique, déclare qu’il a cessé de travailler jusqu’à trois heures du matin, parce que ça ne servait à rien. Il a des chaussures en cuir très classe. Il raconte l'enterrement de vie de garçon d’un ami. Il dit que c’était très bien, très correct, peut-être qu’ils se sont murgés proprement. Il raconte aussi que le futur marié était déguisé en je sais plus quoi, avec des habits roses. Ça devait être super marrant, j’imagine.

Je suis en face de moi, un miroir considérable. Je suis mon propre éléphant dans le couloir, impossible de me rater. Un souvenir me revient, enfant chez le coiffeur : je me dévisageais en pensant que c’était étrange d’être soi même, d’être borné par soi même, comme un enclos. Un tout petit territoire humain, avec des haies, on y broute dedans, on n’en sort jamais.

Il parait, dis-je avant de partir, que je me dégarnis, au sommet du crâne. Elle fait la moue et dit : oui, ça commence. Un conseil : un léger massage tous les jours, sur le cuir chevelu. Comme ça. Là. Je pense alors : on est pas obligé de dire la vérité, non plus.

mercredi 3 juin 2009

Bazar

Au Jardin d’Acclimatation, un orchestre joue la musique de la Soupe aux Choux, façon big band de Charles Mingus. Ils sont en short. En guise d’uniforme, ils portent un ou deux vêtements orange ; une écharpe, un slip, des chaussettes, un mouchoir qui dépasse, ça crée un lien mou entre eux. A un moment, ils font un pont musical : le fameux glouloulouglouloubloulouloulouloullou de la Denrée, avec la main qui dégouline de la bouche. Les enfants les prennent pour des tarés, c’est qu’ils n’ont pas vu la Soupe aux Choux, eux.

Parfois, les musiciens font des fausses notes, des couacs, des pains ; une vraie boulangerie. Mais ils s’en tamponnent royalement. C'est une boulangerie cool. Le chef fait un signe, et tout le monde commence à improviser, en même temps ; ils quittent les rangs, leur pupitre, s’en vont marcher au hasard. Ils cheminent parmi les gens, approchent le cornet des poussettes, stupéfient les bébés, leurs yeux de bille exorbités. Les voilà bien épars, carrément en balade, saxophone, picolo, trombone, clairon. L'orchestre s’est disloqué. Il ne reste qu’une section rythmique, toute nue, ruinée, qui fait la permanence dans la pelouse déserte. Les enfants suivent certains souffleurs, ceux qui font des gros pouets pouets. Ils sautillent, charmés, comme les petits habitants de Hamelin.

Sonne le rassemblement des musiciens égayés dans la verdure, une fontaine glauque ou un château de miroirs déformants. Le chef compte à rebours les mesures, avec ses doigts, quatre, les voilà réunis, trois, on se gratte l'entrejambe une dernière fois, deux, on baye, un, on regarde la partition qui est à l'envers, en fait, zéro on expose une dernière fois le thème. Les voir exister me remplit d’aise. Jouer dans un orchestre, en sandale, l’été, juste avant l’apéro, c'est vraiment une très bonne place.

mardi 2 juin 2009

Square

Une toute petite fille d’environ soixante-dix centimètres de haut. Un gros ballon. La petite fille veut donner un coup de pied dans le ballon. Elle titube, rate, ce n’est pas le ballon qui décolle, mais elle-même. Elle s’est bien viandée, stupéfaite, elle agite ses membres en l’air comme un petit scarabée.

Elle recommence à plusieurs reprises. A chaque fois, le ballon reste immobile, impérial, indéboulonnable. La petite fille, elle, se vautre différemment, se croûte, s’étale dans tous les sens. Des dames assises sur le banc rigolent bien, on échange des regards, complices, hilares. On l’encourage à recommencer souvent.

Une maman vient alors à la rescousse de la petite créature. Elle la retire de ce plaisant croutodrôme et va ranger la poussiéreuse dans sa nacelle. Un murmure de déception parcourt l’assemblée.

mardi 26 mai 2009

Le Cochon Amarillo

Quand le gros chat est mort, un lundi matin, j’ai été investi d’une mission. Le soir même, j’allais chercher Kéké à l’école, il fallait que je lui annonce. Je n’aime pas ça. Il faudrait vivre irresponsable, manger, dormir et attendre la fin des temps, bienheureux. Comme des enfants, déguisés en cochon, sauter sur place, manger du grain, et qu’un marchand de sable nous ramasse à la fin avec sa gentille balayette.

C'est vrai quoi. J’étais déjà nerveux, en plus d’être triste d'avoir perdu le gros chat. Il y a toujours cette sorte de script où sont écrites des scènes convenues de la vie. A un moment, quand on vit, il y a la fameuse scène dite de... ; un classique, on l’attend, on se rengorge, on la vit. C’est comme pendant les accouchements, les pères font les cent pas, alors que plus personne ne fait ça, en vérité. Pendant les boums il faut tourner en rond sur place en écoutant de la musique daubée dans l'idée de se reproduire, quand on ouvre ses résultats d'analyse, il faut dire : "c'est le premier jour du reste de ma vie", quand on fait un barbecue, il faut porter un bob et un short vert, regarder le charbon de manière virile, et puis la scène du "le gros chat est mort" où l'on explique gentiment que le temps passe et que c'est très bien ainsi. Une fois effectuée, validée, la Scène de Vie se range dans la poche du veston, telle une preuve d’achat. Lorsque les preuves d’achat sont toutes réunies, nous avons le sentiment d’avoir vécu. Nous gagnons quelque chose de gratuit : notre passage. Un contrôleur arrive, et demande notre ticket, vérifie, et dans tous les cas, il nous met une amende. Nous prenons cher à tous les coups.

J’ai eu une idée formidable : ne rien dire. Hormis la grande lâcheté que cela implique, l’idée est idéale. Le gros chat ? Qui ? Non, je ne vois pas de quoi tu parles. Un animal ici ? Tu es bien sûr ? Pourquoi ne pas la couper au montage, cette scène ? Après tout, Kéké a passé le plus clair de son temps à lui taper sur la tête, au gros chat. Qui ? Ta mère ? Qui c'est ? Non, je ne vois pas de qui tu parles. Et si on regardait un bon gros dessin animé, au lieu de s'embêter avec tout ça ?

Nous étions sur le canapé, à faire le bonhomme doigt ou à jouer aux « cars ». Il était très content. Moi, très con tout court. J’avais avalé une noix de coco, coincée dans ma gorge, elle me faisait un cou énorme, aucun son n'en sortait. J'essayais de puiser l'inspiration quelque part, je songeais à Cameron dans le Docteur House, disant avec compassion : "Tu sais Kéké, le chat a souffert d'une maladie auto-immune, sans doute un Lupus, il n'a pas eu de fièvre parce qu'il était sous immuno-suppresseurs, avec un liposarcome dans le lymphome, mais à un moment il a été en tachycardie, puis en fibrillation, sa SAT a chuté, et malgré nos tentatives de le réanimer et une bonne piqûre d'adré, nous n'avons pu que prononcer l'heure du décès : 10h43. Je suis vraiment désolé".

Au lieu de cela, j'improvisais quelque chose de simple. Il me répondit à peu près « très bien », et enchaîna immédiatement : "tu fais le bonhomme doigt ?"

Quelques heures plus tard, il demanda où était son doudou lapin, celui qu’il avait oublié à l’école depuis des semaines, et dont il se foutait comme de sa première lingette. Je lui répondis qu’il était à l’école, on l’avait oublié il y a longtemps, et il fit une crise de désespoir.

Toutes les réponses sont dans les livres, évidemment, donc Z. lui prit un livre : « mon cochon Amarillo. » C’est l’histoire d’un petit garçon qui a un cochon jaune. Un soir il rentre, et l'animal n’est plus là. Son grand-père lui explique qu’il est mort, ils font un cerf-volant le jour de la fête des morts, presqu'à se réjouir du grand cycle de la vie. Ces mexicains sont vraiment impayables. A la fin, le petit garçon semble voir son cochon dans les nuages, il lui dit : « Mon cochon Amarillo, je t’aime et je t’aimerai toujours ! »

La lecture de cette dernière phrase n’est pas une sinécure. Ma voix se brise toujours sur le « tou... jours ». Elle part une octave ou deux au dessus, couine façon mouette, a du mal à atterrir, et s’écrase parfois à côté de la piste avec un reste de dignité. J’essaye de penser à des choses rigolotes pour la prononcer, Lolo Ferrari, Intervilles avec Guy Lux, la moustache de Rudy Völler, mais ça ne marche pas systématiquement. Le petit garçon du livre, joyeux et mélancolique, fait en fin de compte un grand coucou au ciel où le visage du cochon s'efface dans le lointain.

Ce livre lui a apporté un certain réconfort. Nous avons dû le lire une trentaine de fois de suite. J'avais beau me préparer à la fin, un hoquet l'écorchait toujours ; les parois de toutes choses, tremblant mais ne cédant pas.

La phrase finale du livre lui est restée : chaque fois que nous disparaissons, il aime à la répéter, avec force. La nuit tombée, ou quand je vais travailler, avec sa voix fluette, bien appliqué, il me lance : "Je t’aime, et je t’aimerai toujours !" Il rit, lucide, automate ou perroquet, il me récite cette phrase et observe mon air de ravissement ; mais parfois, Pinocchio métamorphosé, il me la murmure avec tant de conviction que cela m'effraie. J'ai l'impression que l'on va me piquer dans la journée, comme un gros chat. Par mimétisme, sa voix se brise, sur le «tou » de toujours. Il reproduit ma scansion accidentée, raisonnable, étranglée, ces choses encombrantes cachées sous le tapis, dans le congélateur, dans la cave, ce petit saut de cabri sonore pour venir à bout de la phrase. Alors, en partance, je souris, nous gloussons tels des polissons ; je suis vide, et ravi, même si, en fait, je dois partager ces tendres paroles avec un petit cochon jaune.

mardi 19 mai 2009

Les Analogistes Anonymes

Je me lève à sept heures. Il est relativement tôt, j'éprouve une certaine fatigue. Mais c'est une fatigue toute relative. Parfois je me couche à minuit, parfois plus tard, parfois plus tôt. Selon l'heure, le lendemain n'est pas pareil. Quand les nuits sont courtes, les journées sont longues, forcément. J'essaye, partant de là, de me coucher plus tôt. Les insomnies me fatiguent beaucoup, plus que les somnies. Je prends un café. Je me fais trois tartines beurrées avec de la confiture aux fruits rouges. Je me fais une quatrième tartine, après avoir longuement hésité, ce petit-déjeuner est vraiment – comment dirais-je – conséquent, on dirait... un petit déjeuner très conséquent. C'est important aussi de débuter la journée avec quelque chose dans le ventre.

Sinon, on a faim après. Et ainsi, le ventre creux, la jambe molle, l'œil photosensible, le temps est long jusqu'au déjeuner. Et la faim, le matin, donne absolument le sentiment d'une journée longue.

Dans l'évier il y a une grande quantité de vaisselle. J'essaye de ne pas la voir, cet empilement, qui s'élève, de plus en plus. Je m'en détourne, et l'empilement s'aggrave, et je m'en détourne encore plus. Un image fantomatique me prend, mon cœur bat plus vite, me vient à l'esprit des tours construites pas des architectes d'Allemagne de l'Est... bref. De l'air. Après la réunion, je nettoie tout ça. C'est le jour du grand ménage.

Je dois descendre la poubelle, qui est pleine. J'ai bien mangé, mon ventre est plein. Je m'immobilise, je serre les poings fort pour ne pas y penser. Les images. Elles reviennent. Je respire lentement, profondément. Ça va mieux.

Je porte deux chaussures, une à chaque pied. Le pied gauche, le pied droit. Dans le métro, les gens sont habillés.

Il y a beaucoup de monde, ce qui est logique, c'est l'heure de pointe. Je colle mon visage contre la vitre, je me concentre sur le tunnel. Il y a vraiment du monde, je suis tendu, si quelqu'un venait à faire « meuh », je ne sais pas si j'y arriverais, elles reviendraient, toutes ; les images.

Il est neuf heures, j'arrive aux Analogistes Anonymes. Nous nous mettons tous en cercle. Le parrain porte une perruque blanche de Boileau. Au mur, quelques affiches. Un chat, un grand chat noir bien dessiné, avec au dessus le libellé suivant : « Un chat. » En plus petit, cette question pédagogique : « Comment l'appelleriez-vous ? Un chat, bien évidemment ».

Une femme d'âge mûr avec un petit chapeau rond prend la parole. L'épreuve semble violente, mais elle n'hésite pas. Elle veut s'en sortir. Elle dit d'un trait : « Ce matin, j'ai encore pensé que mes tétons... semblaient des boutons de rose. Et des pistils de fleurs. Pour des printemps de mains. »

On baisse les yeux, honteux. Et tous ensemble, comme convenu, nous psalmodions : « Bravo Nadine. C'est dit et cela appartient au passé. »

Son voisin, qui porte un petit pull rouge avec des carreaux de six centimètres de longueur, s'étonne : « mais ça veut dire que chez le fleuriste, si l'on inverse, vous apercevez des tétons de sein partout ? Diantre, c'est sexuel. »

Notre parrain enchaîne : qui veut être le suivant ? Moi, je n'y tiens plus. Je lève la main, tremblant, je balbutie : les nuits courtes, les journées longues, dis-je, la gorge nouée.

A quoi cela vous fait penser ? me demande mon parrain. C'est le moment idéal pour évacuer.

Je regarde au sol, je marmonne : à des longues journées... des journées si longues et même interminables... ça me rappelle... les cours de latin, je commence - allez, dites-le, fait mon parrain, dites ce que vous avez au fond du cœur. Tout le groupe m'encourage. On se donne tous la main. Je le dis : ces journées sont longues comme... des sexes... (je gémis) des sexes de géants, qui ont des érections titanesques, (puis je me dresse, comme un sexe, je commence à scander) du genre à faire couler des Titanic, des Titanic soviétiques en plus, des cargos, des armadas de frets marchands, quand la créature des mers, ou bien Neptune, fait la planche dans l'océan arctique avec son immense érection-iceberg. Je suis debout sur ma chaise, en nage.

Un murmure de compassion parcourt l'assemblée. Moi j'aurais plutôt dit, fait le petit homme avec son pull à carreau, une journée longue comme un jour sans pain. Il croise les bras très satisfait, et sourit obséquieusement. Encore plus mesquin, son voisin ajoute : une journée longue, ça suffit. C'est vraiment le club des fayots, murmure-je. Il enchaine ; ça ne sert à rien tout ça. J'avais compris tout de suite, moi. Alors à quoi bon ! rétorque-je, dépité, on se suicide alors, on ne fait plus rien.

Puis j'essaye d'objecter : mais parfois quand on ne dort pas, c'est vraiment une très longue journée, non. Une dame fait : il faut dormir plus, comme cela c'est réglé. Tout le monde applaudit longuement.

Je mets la tête entre mes mains. C'est peut-être à cause du café. La poubelle était pleine, mon ventre était plein, je suis plein comme une poubelle. Ma poubelle était pleine comme un ventre. Sans bras, ni main. Un gros ventre, et moi aussi qui suis une grosse poubelle. Il faut que j'arrête, ça ne veut rien dire. Ce n'est pas de la pensée, c'est des mots fourmis, des vermines qui grouillent, en deçà du sens. De l'infra-langage.

Le parrain, me voyant prostré, interrompt les applaudissements : on est tous passé par là, ne vous inquiétez pas. Qu'est-ce que ça vous fait, en fait ? L'impression d'exister plus ? D'exister exagérément ? Un peu comme les gothiques, qui s'habillent tout en noir, avec des trombones métalliques dans le nez ? Est-ce que ça ne fait pas pudding de mots ? Un petit rire secoue l'assemblée. Et tous ensemble de répéter : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ».

Et les voilà qui devisent. L'économie, c'est comme l'économie de l'énergie. La parole durable.

J'acquiesce. Je regarde au sol. Puis je dis, entre mes dents serrées : parrain ; pudding de mots. Il me dit : pardon ? Parrain, vous avez dit pudding de mots. Vous l'avez dit. Je pointe mon index vers lui. Vous avez dit, parlant de moi, que je faisais un "pudding de mots". Oui, répond-il, piqué, vous mettez tout dans un gros gâteau. Vous recommencez, dis-je, l'Image, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple, vous êtes sensé donner l'exemple. (j'entends quelqu'un dire tout bas : OTAN, suspend ton vol).

Parfois, quand je regarde au fond de moi, j'ai l'impression d'un cendrier rempli, débordant, froid, je ne sais pas, dis-je, quand je me lirai demain, j'aurais l'illusion de lire un steak-frites. Ce n'est plus possible. Vous savez, par exemple, Versailles, des lignes droites, de l'espace, de l'air, de la pensée organisée, nette et véloce, qui sert à quelque chose.

La petite dame s'empoigne alors les seins et répète intensément : « nichon ! nichon ! nichon ! ». Un autre : « ah, moi ces histoires de se baigner, le sexe à l'air, dans l'eau froide, ça m'émoustille à un point oh vous ne pouvez pas vous imaginer».

Nous nous mettons tous à hurler. Il va se passer quelque chose de terrible. Le GIGN russe va tomber du plafond, des éléphants vont entrer dans la pièce pour éventrer les cerveaux de la tête ; il faut que cela cesse. Alors chacun se prend la main. Calmés, nous prions tous ensemble :

« Il est certains esprits dont les sombres pensées
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
Le jour de la raison ne le saurait percer.
Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

vendredi 15 mai 2009

chien à roulettes

La grande piste cyclable qui parcourt le boulevard Barbès pourrait être une sorte de Champs-Elysées pour les vélos. Rectiligne, en pente douce vers le nord, on imagine un chemin joyeux où l'on glisserait plein d'allégresse, comme une comète, fredonnant à l'instar de Joe Dassin :

"Au boulevard Barbès
Tada tada tada
Au boulevard Barbès
Tada dada
A minuit, ou à minuit..."

Au lieu de cela, les cyclistes arrivent au bout à bout, posent le pied au sol, et, les dents serrées, ont envie de tuer des gens.

Car les piétons errent. Dérivent. S'ils sont en groupe, touristes ou invités d'un mariage, ils se meuvent gauchement, par grappe, lents, se bousculent comme des quilles mais sans tomber, des pingouins hébétés. Ils regardent au sol, constatent un pictogramme allongé, vélocipède en anamorphose ; font un grand O d'étonnement avec la bouche, et disent :"Oh une piste cyclable", telle une poule ferait : "Oh, j'ai trouvé un couteau".

Puis ils lèvent la tête, au ralenti, empotés. Il arrive, le vélo sur la piste en question.

Le cycliste à toute berzingue regarde impuissant l'équipe molle le dévisager. Lui vif, eux engourdis. Le biclou rouspète et couine de toute sa colère avec la sonnette, drelingue drelingue. Mais il se fait engueuler sacrément. On n'a pas idée, hé sauvage ! Chauffard ! Barbare ! Vandale ! Inconscient ! On est quand même en démocratie.

Alors le Poulidour fait le tour, râle, maugrée, de toute façon je n'aime personne ; il les traitent tous de conards jusqu'à la quatrième génération.

Je condamne avec la plus grande fermeté les piétons qui errent sur les pistes cyclables. J'avoue quand même qu'il n'y a rien de plus délicieux que la mauvaise foi qui consiste à engueuler un cycliste. Je m'y laisse doucement aller, parfois. "Mais poussez-vous ?!" L'homme-deux-roues, outré, lève le poing, se déconcentre, vacille, sa compagne énervée qui tente de le suivre malgré son allure mesquinement démonstrative (qui c'est-ti le plus vite ? qui c'est-ti qu'avait le plus de poil ?) le percute, ils chutent sur la route, se font aplatir par un autobus, il y a des organes répandus, les passagers dans les transports en commun vomissent beaucoup.

Un jour que je me baladais gaiement sur la piste cyclable, j'étais empli d'un vert lyrisme, toutes ces voitures, tous ces camions. J'étais sur le point d'écarter les bras d'aise quand un affreux aboiement derrière moi me fit bondir hors de la piste. Je me retournai, et je vis passer un vélo. Un instant stupéfait, je tentai de faire le lien entre l'aboiement et le bicycle, lorsque je le vis approcher un groupe de grand-mères. Le cycliste aboya encore, un aboiement de roquet, ou de loulou, très strident. Les mamies se sautèrent dans les bras les unes des autres, et la voie fut libre aussi sec. Il s'éloigna, filant bon train, aboyant beaucoup.

Manifestement, la technique marchait, une technique sure, maîtrisée, sans humour. Il fendait la foule craintive sans entrave. Par une sorte de darwinisme urbain, le cycliste avait évolué, et abandonné la sonnette au profit du jappement.

mercredi 13 mai 2009

le Grand collisionneur de hadrons

(sur une sorte de brouillon de septembre 2008)

Walter Wagner et Luis Sancho ont porté plainte devant un tribunal de Hawaï. Animés d'une colère toute procédurière, ils n'ont pas envie que des laborantins suisses détruisent le système solaire par inadvertance, en bricolant des trous noirs dans leur cave. Ils n'ont pas envie que notre monde disparaisse d'un coup, telle une matière moulée au fond des toilettes. On les comprend, on imagine bien le préjudice matériel et moral d'un tel saccage. Quelle perte pour le monde serait la perte du monde lui même. La Grande Muraille de Chine, la Divine Comédie, Moi.

A la frontière franco-suisse, à cent kilomètres sous terre, au fond d'un puits qualifié de "grand comme une cathédrale", le CERN a lancé le "Grand collisionneur de hadrons". C'est un couloir en boucle, un tunnel, un tore. Un métropolitain pour les particules. Avec deux arrêts, début et fin du monde. Terminus, tout le monde s'écroule. Le petit stagiaire à qui on demanderait, pour le bizuter : "va donc chercher l'huile de coude au fond du Grand collisionneur de hadrons" pourrait tourner pendant des jours, dans ce conduit, avant de choir, épuisé, ne se sachant pas revenir sur ses pas, incessamment, ce qui est le danger avec les chemins infinis.

Le principe de ce dispositif est de lancer à toute vitesse des hadrons en sens contraire, et à un moment donné, de les faire se percuter. Se percutant, à une vitesse proche de la lumière, ils pourraient produire des choses inconnues, choses qui - si elles étaient connues - et bien ça ne serait pas la peine de construire un Grand collisionneur de hadrons cent mètres sous terre pour les connaitre. Un hadron est composé, si l'on se documente, de "gluons", ce qui me remplit toujours d'une grande nostalgie, de quand j'étais enfant et que je regardais "Téléchat". Les "hadrons" se télescopant produiraient des choses disponibles à l'état initial de l'univers, au moment du Big Bang, quand le cosmos tenait dans la main, infiniment dense, chaud, avant la création même du temps.

Nostalgie - dis-je à propos du gluon - et voilà qu'une sorte de faille, de trou gris, m'est venue en divaguant, causant une accrétion de sentiments, et ma gravité s'accroit alors, provoque des effets macroscopiques tels l'oeil vitreux ou la babine tremblante - trou bleu, diraient les américains - cela me prend aussi lorsque j'évoque le "boson de higgs", qui se transforme vite en "boson de Higgins", le célèbre employeur de Magnum, ses chiens, sa petite moustache. Ses petites chemises Hawaïennes. Hawaï, le tribunal, la plainte de Luis Sancho et Walter Pança contre la fin du monde, moulin englouti mu par le vent cosmique, la boucle est bouclée, le tore est toré. Je me souviens, j'ai eu la varicelle une semaine, et je suis resté à regarder à la télévision la "5ème", avec "Shérif fais moi peur", moment doux, moment trou, vide, je languissais paisiblement sur le canapé, comme si j'étais l'ancêtre préhistorique d'un spectateur d'Arte. On grandirait dans la merde qu'on aurait la nostalgie de la merde, irrépressiblement.

Dans cet interminable corridor souterrain, il serait également possible de lancer outre des hadrons, pourquoi pas, un second stagiaire en sens contraire, à qui on demanderait d'aller chercher de l'huile de coude, mais de l'autre côté du tunnel. Parfois, tous les dix kilomètres, les deux stagiaires se croiseraient, se salueraient, échangeraient quelques remarques convenues sur leurs conditions de travail précaires (cent mètres sous terre, à proximité de potentiels trous noirs, risquant à tout moment une fin du monde). Lancé à la vitesse du stagiaire, le stagiaire pourrait, en percutant l'autre, reproduire les conditions initiales du cinéma muet.

Si j'étais parmi l'équipe du CERN, je tenterais cela, la nuit, sur mon temps libre. Dans ce manège enfoui, il y aurait le claquement des talons des jeunes étudiants, leur percussion comique, et l'avènement d'un inconnu, docte et drôle.

"Les propriétés bien établies de la gravité, décrites par la relativité d’Einstein, excluent que des trous noirs microscopiques puissent être produits au LHC. Quelques théories de type spéculatif prédisent toutefois la production de telles particules au LHC. Toutes ces théories prévoient que de telles particules se désintégreraient aussitôt. Ainsi, ces trous noirs n’auraient pas le temps d’amorcer l’accrétion de matière et resteraient sans effets macroscopiques." [source]

Cette menace est-elle sérieuse ? Les scientifiques répondent qu'elle est improbable, mais on ne sait jamais avec les scientifiques. On peut toujours craindre une application militaire de ces expériences. Rien n'empêcherait l'Iran se lancer un trou noir au dessus d'Israël, provoquant ainsi la fin du système solaire sioniste. Ou à défaut, quelques stagiaires avec des hadrons dans la poche. Parachutés quelque part sur un terrain vague, ils courraient très vite, l'un face à l'autre, se percuteraient, recréant ainsi des conditions initiales de je ne sais plus trop quoi.

En attendant, l'interrupteur a été enclenché, ronronne ce Germinal pour les molécules. Au nord c'était les hadrons. Tic-tac de l'horloge suisse, à la frontière franco-suisse, en prévision d'une fin de monde qui ne vient pas. Rôdent autour, sans doute, effarés, quelques destructeurs de plantations de protons, ou d'autres faucheurs de champs magnétiques.

mardi 5 mai 2009

Le projet Alpha

Bonjour Monsieur, je vous appelle pour vous faire une demande : j'ai une petite requête à vous faire, d'où mon appel (je m'exprime vraiment mal au téléphone), je voudrais accéder au serveur de développement "Orson" dans le cadre du projet Alpha. A ma grande surprise, l'interlocuteur me répond : non. Mais qui êtes-vous, me dit-il, suspicieux ? Je réponds, je fais parti de l'entité E, et donc, dans le cadre du projet Alpha, conformément à la demande de messieurs A, B et de mon responsable C, je dois accéder au serveur de développement "Orson" pour continuer mon travail. En réunion, ils m'ont dit de me tourner vers vous pour m'ouvrir les droits d'accès. Ah non, l'interlocuteur me répond. Je ne suis pas au courant du tout. Vous n'êtes pas inclus dans le projet Alpha. Il a vraiment un ton très hautain.

Comment ça je ne suis pas inclus dans le projet Alpha. Mais c'est mon travail depuis deux semaines, d'y être inclus.

C'est normal, c'est le travail des gens à la Sécurité Réseau du Système d'Information. Ils disent d'abord non. Ils sont assis à se morfondre devant des câbles, ils soupirent, ruminent leurs amours perdues, rien ne se passe, ils sont sur le point de se pendre avec un câble quand un type les appelle pour accéder à une machine interdite. Une machine sacrée, installée au dessus d'un ancien cimetière indien maudit. Alors ils répondent avec un ton outragé de sphinx : non. Pas question. Ils ont l'air scandalisés, vraiment. L'air que je leur demande de mélanger nos vomis en conclusion d'une même orgie. Non mais qui êtes-vous avec votre demande, la fleur au téléphone, là. Avec vos requêtes réseaux romanichelles dans notre sanctuaire ultra select VIP de données.

Je pousse un gémissement de dépit. Mais je ne comprends pas. Très pète-sec, l'interlocuteur me dit, du bout des lèvres, qu'il va se renseigner. Est-ce que j'ai l'air d'un pirate ukrainien, ou un truc dans le genre. S'il vous plaît, quand même.

Quelqu'un m'appelle. Ça marche pas, me dit-il, geignant. J'essaye d'être pédagogue : qu'est-ce qui ne marche pas ? Quand j'allume le programme, je comprends pas, ça ne marche pas, alors que ça devrait. Quel programme, je demande, stoïque. Non, mais c'est parce que j'ai une demande du responsable de l'entité D, et qu'il faudrait que je réponde rapidement car... je coupe la parole avant qu'il ne se mette à pleurnicher : peu importe le contexte. Quel est le nom du programme qui ne fonctionne pas ? Puis je déclare, ou je conclue, ou je coupe-court, la voix posée, rassurant : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher après.

Quelqu'un d'autre m'appelle. Je coupe-court tout de suite : redémarre l'ordinateur. Ça devrait marcher, après.

Je contacte Monsieur A. Bonjour, j'ai une requête concernant une demande sur une question dans le cadre du projet Alpha. J'ai eu l'interlocuteur de la Sécurité du Réseau du Système d'Information, et apparemment je n'ai pas accès au serveur de développement "Orson" pour continuer mes travaux. Une sombre histoire de cimetière indien. Qui êtes-vous ? me fait-il. Je me présente. Nous avons eu une réunion ensemble, il y a deux jours. Ah oui ! Comment allez-vous ? Vous allez bien ? Tout se passe bien avec le projet Alpha ? Formidable. Non, justement, je n'ai pas de connexion au serveur "Orson", et j'en aurais besoin pour continuer mes travaux. C'est normal, on a pas accès au serveur de production, me fait A., puisqu'il n'est pas encore acheté. Comme il n'existe pas, on est bloqué pour l'accès. Non mais c'est au serveur de développement "Orson". Ah mais c'est bien embêtant, ça. Il a l'air vraiment embêté, pour le coup. Il reste un peu silencieux au téléphone. Je vais voir ça avec le MOA, il va peut-être nous aider à débloquer la situation. Il part d'un grand rire convivial. Il me fait penser à Pasteur quand il dit, comme ça, saperlipopette, et si je faisais bouillir tous ces microbes ? Je suis presque ému.

Le premier quelqu'un m'appelle encore. Ça marche toujours pas. De quoi ? Je ne sais pas, parce que ça marche pas. Pourtant ça devrait marcher, hier ça marchait, mais aujourd'hui ça ne marche pas. Je réponds : tu as redémarré l'ordinateur ? Oui. Combien de fois ? Et bien une seule. Je sais ce que tu vas faire, je réponds. Tu redémarres l'ordinateur cinq fois de suite, tu t'approches du clavier et tu murmures : "O puissances modernes, donnez-nous la force pour que ça marche.". Pardon ? Oui, fais le, je coupe-court : ça devrait marcher après.

Vous avez eu une réponse du MOA ? C'est qui ? Dans quel cadre ? Le projet Alpha ? Le serveur "Orson" ? Il a vu ça avec l'adjoint du chef de la Sécurité Réseau du Système d'Information, mais il est en vacances, et apparemment ils ne sont pas au courant de l'inclusion de l'entité E dans le projet Alpha. Ils voudraient une confirmation officielle. Comment ça marche, pour confirmer officiellement ? Il faut un officiel ?

Non mais parce que sinon, c'est l'anarchie.

Je les imagine avec les bras croisés, devant leur table débordante de câbles emmêlés. Avec face à eux, comme un totem, bloc monolithique, le serveur "Orson" en train de cligner de ses milliers d'yeux verts et rouges, une psalmodie de vrombissements, une sorte de chorale de chants grégoriens exécutés par des ventilateurs. Ils ricanent : encore un qui ne nous aura pas, non mais oh, on n'entre pas ici comme dans un moulin, l'accès réseau, c'est sérieux. Puis ils marmonnent, avec une cagoule, le serveur de développement "Orson" est bien content de ses cerbères, dans sa cave, son antre des enfers protégés par des sas, oungawa.

On m'appelle encore : j'ai redémarré l'ordinateur cinq fois. Ça ne marche toujours pas. Ah je comprends, bonté divine. Je vais essayer autre chose : dans l'ordre, éteints l'ordinateur. Débranche la prise. Et redémarre après. Dans l'ordre, sans oublier une étape. Ça devrait marcher, après.

Encore : j'ai essayé, tout bien dans l'ordre. J'ai débranché, et j'ai tenté de redémarrer, mais là ça redémarre plus. Il semble qu'il n'y ait plus de courant du fait que j'ai débranché la prise. Ah très bien ! Je réplique : as-tu vérifié que la prise était bien branchée ? Et bien non, puisque tu m'as... Non, mais,coupe-court-je , branche la prise, c'est peut-être pour ça que ça redémarre plus. C'est fait ? Ça redémarre ? Ah tu vois ! Et bien voilà ! Allez, à demain.

Personne, sans doute, n'a accès au serveur de développement "Orson" dans le cadre du projet Alpha. Il n'est pas branché au réseau. Il est isolé, dans son territoire vierge. Sarcophage droit, il va traverser l'éternité, tranquillement, dans un voyage sans hasard. Il y a des ossements par terre, des gens qui ont cru impunément s'approcher du serveur "Orson" pour tenter de misérables travaux de développement.

Allo ? Ça a redémarré, mais ça ne marche toujours pas. Quel programme ? Non mais là c'est vraiment urgent et j'ai eu monsieur D qui m'a dit, en geignant... peu importe. Ton chien, ta femme, ta soeur, ta mère. Très bien. Va derrière, dans l'entrepôt, munis-toi d'une pelle, et frappe une dizaine de fois l'écran avec la pelle, bien fort, comme si tu voulais le fracasser. Tu frappes l'écran très fort, avec la pelle, en maintenant la touche shift enfoncée. Après tu redémarres, et ça devrait marcher, après. Si, vraiment.

Je prends une pause. Je regarde au fond de mon café, il y a, qui s'agitent, dans ce cercle noir, des sirènes alanguies, des créatures extraordinaires endormies sur des trésors fermés méticuleusement à clef, mais en fait non. Le type en pantalon de toile s'approche doucement, en touillant son café. Il me sourit. Il est tout gris. J'ai envie de lui demander si par hasard il ne travaillerait pas dans la Sécurité du Réseau du Système d'Information. Si c'est pour cette raison qu'il est méchant, et si par hasard, il ne voudrait pas devenir gentil. Je regarde en direction de la fenêtre, et j'engage aimablement la conversation, avec un sourire contrit : "Belle journée, n'est-ce pas ?". Dehors, il pleut à verse, c'est l'apocalypse, une tornade emporte les gens, et des chiens attachés aux réverbères, à l'entrée de la boulangerie, planent comme des cerfs-volants. Il me répond : "Non."

mercredi 29 avril 2009

Autoportrait en réveillon (1/2)

Ce blog a deux ans. J'en fais donc deux billets "réveillon du Nouvel An". Le réveillon du Nouvel An, en général, c'est seul moment de l'année où l'on a pas envie de faire la fête. On est fatigué, on vient de vivre toute une année, une complète, sans congé d'existence. On se force, pour marquer le coup, avec un mirliton dans la narine, puis on baille, puis on va se coucher à 23h. Ou alors on vomit. C'est certes une vision très personnelle du jour de l'an, je le concède.

Célébrons les deux ans de mon blog avec moi. Lorsque j'ai démarré ceci, c'était dans l'idée de faire une sorte de forum. Une sorte de forum où un inconnu ne viendrait pas effacer ma tirade sur les rillettes nucléaires un mois après, jugeant qu'il fallait nettoyer, trier, archiver, compacter, les conversations. Une sorte de forum-jouet dont je serais maitre de tous les boutons. Brouillon. Publier. Supprimer.

Les rillettes nucléaires.

Dans les forums, il y a des messages inconséquents, sur la choucroute et le Parlement Européen, il y a des débats où l'on s'emporte, qui ne servent à rien, où personne n'est d'accord, où l'on fait valoir son expérience en choucrouterie et ses diplômes en parlement européen ; où quelqu'un part, alors, pour toujours avant de revenir à jamais, et claque la porte, en partant, et puis en revenant aussi.

Où le contradicteur traite l'autre de nazi, où le type de passage dit ironiquement que tous, autant qu'ils sont, sont bien vains de perdre leur temps dans de tels échanges et s'en va rejoindre, tel un prince, la vraie vie qui n'est pas vaine, elle, avant de revenir sur ses pas constamment, continuellement, inconfortablement de passage.

Il y a ceux qui disent que c'était mieux avant, s'en vont sans claquer la porte, et réapparaissent pour faire des clubs d'anciens. Il y a les nouveaux qui trouvent les anciens hautains et vitupèrent contre ces cercles fermés, fustigent les élites et les puissants et leur soif de pouvoir, avant d'entrer dans le cercle et d'égrener des anecdotes de vétérans, le commentaire entendu. Ceux qui sont dedans, ceux qui sont dehors. J'aimais bien les forums.

Ce que j'aimais bien, dans les forums, aussi, c'est qu'au fond, ils n'appartiennent à personne. Il y a, bien sûr, les modérateurs, qui modèrent, qui organisent, tempèrent, ou sanctionnent, ceux qui menacent et prennent des mesures de rétorsion. Il y a les modérés, qui coopèrent, ou qui se rebellent, les modérés oppressés, qui luttent et brisent leurs chaines incessamment, les modérés outragés, oui mais les modérés libérés. Partent en claquant la porte. Puis reviennent du vide, où il fait peur, et deviennent modérateurs à leur tour. Les modérateurs et les modérés, main dans la main ; mais au fond, le forum n'appartient à personne.

J'avais envie d'en avoir un, mais concrètement j'étais paralysé par le ridicule du forum où l'on est tout seul. C'est ainsi. Comme dans la station balnéaire glaciale, en décembre, où un DJ emmitouflé lance dans la salle béante du Macumba Night : alors ça va ? C'est déprimant.

Le blog appartient à quelqu'un : vous. Vous vous dites : je suis seul, et ils sont tous.

...

J'avais envie d'avoir un forum, parce que je n'ai rien à dire de particulier. Un forum vous sied comme une pantoufle pour ce genre d'existence. Un blog est déjà plus chaussure neuve, dans l'esprit. Déjà plus l'attitude réveillon : vous dites, me voilà, et maintenant. Vous existez comme pour marquer le coup.

Je n'ai rien à dire de particulier. Parce que j'aime surtout le bruit de la conversation. Le bruit des autres, de moi. Ce flot de syntaxe qui ronronne comme un boulevard périphérique, bruyant, lumineux, épuisant, lancinant, hypnotisant.

Le blog, cette sorte de plein de vide, vide-grenier verbal, est en fait un genre de liquide qui ne fait qu'épouser la forme du contenant, il est si fidèle à l'état des choses : un bruissement. Je ne comprends pas pourquoi tout le monde est en colère contre cette contingence. Contre cette superficialité. Contre ce puzzle d'égos. Contre ce langage, primitivement là, qui se branche fiévreusement, qui s'emballe. Comme s'il y avait autre chose ! Je me sens en l'aise dans ce simulacre haute fidélité du rien total, ce simulacre du simulacre. D'où d'ailleurs l'amusante ambition panique que l'on sent frémir parfois, ici ou là, en réaction, ce désir de notabilité, de respectabilité, d'expertise.

...

Le blog, en ce moment, m'agace surtout, me plait pas mal, aussi. En tout cas, il est toujours aussi fascinant. Fatiguant à force d'être fascinant, comme une grosse bestiole tapie quelque part, dont je serais le Frankenstein. Personne ne me demande rien, cette bestiole est là, c'est comme si Caïn avait fabriqué son Oeil, il ne se sent pas de l'écraser du pied, comme ça. Je prends le petit coffret où je l'ai rangé, je l'ouvre, et évidemment, il est là, l'Oeil, c'est son travail de l'ouvrir, de me regarder. Il me teste.

...

Comme tout le monde, les raisons de le faire sont multiples. Elles coïncident ou se succèdent, elles se combinent. Elles évoluent, aussi. Envie de s'amuser. Envie d'être aimé (insister, qu'en s'exposant ainsi, l'on se moque du regard des autres). Envie de se distinguer, de choquer, de provoquer ; le grand corps mou de l'univers, frigide ; la grande copulation incontrôlable. Le formidable réflexe libidineux d'introduire, d'engendrer, de croitre. Plaire. Déplaire. Beaucoup nier, en bloc. Faire semblant que tout vient tout seul.

En ce moment, honnêtement, j'ai quitté l'atmosphère, je suis content avec mon blog, je suis en orbite, je tombe dans le vide comme un corps absolument céleste. Je ne suis pas toujours visible à l'oeil nu. Je suis dans la masse cachée du cosmos. Je peux écrire tout ce qui me passe par la tête, comme là, n'importe quoi, je suis la vache qui me regarde passer avec stupéfaction. En fait je n'attends plus rien du tout, du blog : ça semble triste comme phrase, c'est ce que disent les gens désespérés, mais c'est ce que disent également ceux qui sont comblés.

...

Je n'aime pas l'authenticité, c'est dégoutant. Se livrer, se raconter, en toute sincérité, en toute franchise, chasser le naturel pour accrocher sa grosse tête taxidermée au dessus du lit. Chasser le style pour trouver le véritable, le simple, le pur, le brut, le primitif, le primordial ; au secours, pitié.

Il n'y a rien de moi dans ce blog, rien de vrai, rien d'authentique, rien de sincère, rien de profond, il n'y a que la joie de l'artefact, le culte du masque, l'angoisse amoureuse du superflu, la terreur fascinée du vide, de la construction, du Lego, du Mecano ; en définitive, me nichant exactement dans ce mensonge aimé, il y a pour ainsi dire tout de vrai.

...

à suivre...

lundi 6 avril 2009

Drôle de Lord

Pour Jérôme Boche

Un titre de film de série Z me vient souvent, le matin. C'est machinal. C'est adéquat avec la situation. Avec le petit matin tout plein de lumière. De lumière pourrie, avec des watts chétifs dans l'ampoule du plafond, serrés les uns contre les autres. Je suis en train de pisser, j'ai la tête emplie d'un Canigou de symboles, de sens, de phrases. Un pâté de moi. Je prends des vitamines depuis quelques jours, ce qui produit un pipi très jaune, un pipi avec le gilet fluorescent de la Sécurité Routière. L'ampoule au plafond émet une sorte de vrombissement.

Les watts, un à un, sautent de l'ampoule qui vrombit. Mon pipi, un à un, saute de mon sexe qui vrombit. Cela ne veut rien dire, mais c'est sympathique à écrire.

Ce dimanche matin, je jongle avec des titres tels que "Nom de code : Oie Sauvage", "Le Chevalier de l'Espace", "Opération Léopard", des films avec Klaus Kinski, en général. Des films où un terrain aride andalou fait office de Far-West, de désert africain, d'Eldorado from outerspace. Un autochtone barbu patiente, sous une pancarte en carton, il est un mexicain moustachu à la peau luisante, ou bien un inca, voire un maya, sorti de la forêt sauvage. Un maya parachutiste, avec d'autres mayas blottis dans les arbres qui vrombissent, un maya doté d'un parachute en feuilles de palétuvier, qui attend pour sauter sur des missionnaires égarés.

Je pense, tandis que je pisse, et combine les titres : "le chevalier sauvage", "les oies de l'espace". "Nom de code : personne". "Les 7 salopards de la fatalité", "La division de la mort". Je me vois bien comme ça, membre de la "division de la mort". Je suis en train de faire pipi, c'est dimanche matin, juste avant l'invasion du monde des gentils, je vais prendre le bombardier plein d'individus blonds, avec des têtes de Klaus Kinski, des visages de fous, pour sauter sur un monticule doté d'un ou deux nids de mitrailleuses. Des gens qui en général gesticulent criblés de balles et tombent aussitôt, peu après que le héros ait remarqué : "hum hum, je crois que nous avons un comité d'accueil".

Les watts ont sauté de l'ampoule du plafond qui vrombit, ils atterrissent sur mon crâne. Ils sont blonds aussi, comme la lumière. Le pipi aussi, est blond. Il se pose, quant à lui, dans le trou des cuvettes, il a de l'eau jusqu'au cou. Les watts se frayent un chemin dans la jungle de ma chevelure, ils sont prudents, craignent une embuscade de poux incas. Le pipi déclare à son collègue, dans cette étrange crique de faïence : "C'est calme. C'est bien trop calme. Je n'aime pas ça. - j'espère, répond son compagnon, qu'on ne nous a pas réservé un comité d'accueil. En plus, ce gilet jaune fluorescent, dans cette jungle d'eau, ce n'est pas très discret."

J'ai tout à fait consciente de la valeur relative de ce billet, je dois vous dire, mais j'ai ma dignité, et je continue. Je suis comme le parachutiste, je ne vais pas abandonner ainsi un article en détresse. j'aurais peut-être un blog de vétérinaire, je trouverais ça humain d'euthanasier ce billet, pour son bien. Mais là, ce billet, ça fait une semaine que je lui fais du bouche à bouche, que je le réanime, au défibrillateur. Il m'a tenu compagnie, avec sa sale trogne de billet pourri, sa tronche de Klaus Kinski. Courage billet. C'est bientôt la fin. On voit le bout du tunnel.

Me vient à l'esprit, tandis que mes pensées vagabondent, des "Lord of the Rings", des "Lord of War" des "Lord of Apocalypse". Mais ce n'est pas assez bien pour le dimanche matin, tandis qu'il est affreusement tôt. A errer ainsi, j'échoue sur : Lord of the Lord.

Et c'est bien, ça. J'aime ce titre. C'est absurde, et calme. Non pas "lord of the lords", au pluriel. Plus brutalement : le seigneur du seigneur. Ça ne veut pas dire grand chose non plus, c'est idéal. Peut-être qu'avec ça, une telle idée idiote, à force, on crée un court-circuit, qui fait tomber en panne le monde des idées. Le temps s'arrête : je me souviens de cet épisode de la Quatrième Dimension, quelqu'un casse le temps en cassant une montre. Il n'y a plus rien qui bouge, et le héros se promène dans un univers figé. Il voit des silhouettes au visage cagoulé passer discrètement, munis d'une vaporisateur de poussière, pour en déposer sur les tables et les meubles, ce sont des employés du temps qui passent. Voyant cela - j'avais quatorze ans - je me disais : bon sang, je pourrais feuilleter les revues érotiques tranquillement, dans les bureaux de presse, si ça m'arrivait.

Lord of the Lord. La répétition est vraiment enthousiasmante. Je pense au groupe de musique du professeur Choron : les Silver d'Argent. C'est beau. Ce miroir avec des mots, je pourrais presque le lire à l'envers. Alors, mon cœur bat plus vite. Une goutte de sueur perle sur le front de mon dos aquilin. Une idée va naître. Ça fait un bruit. Les watts se faufilant dans mes cheveux cessent leur progression : j'ai entendu quelque chose, fait l'un deux. Va en éclaireur, disent les autres. Nous on reste à l'arrière pour t'attendre. Et pourquoi moi, hé, répond-il. Pourquoi pas vous. C'est nul, éclaireur. Même pour un watt. Ca fout les jetons. On se fait zigouiller, et les autres disent juste : hé, on a bien fait, on se serait fait zigouiller, dis. Heureusement qu'on a envoyé l'autre en éclaireur. Lire des phrases à l'envers, je pense aussitôt à "drol eht fo drol". En truchant, en forçant, en trafiquant un peu, me vient ce terme de "drôle de lord". Bon sang, un palindrome ! Je saute de joie. J'essuie le pipi après.

Et si je me lançais dans un générateur de palindromes ? J'ai quelque part un fichier avec l'ensemble des mots de la langue française. En mettant l'ensemble dans une moulinette... On écrirait le début, il calculerait la fin. Je la baptiserais : nom de code, Drôle de Lord. Je pourrais produire le palindrome le plus long du monde. Opéra transporté à travers les montagnes !

J'ai fini de pisser, j'ai un projet. Je souris. Il va se blottir dans un neurone. Contre d'autres projets. Ils se tiennent chaud, là-bas. Je tire la chasse, j'éteins la lumière. Dans la cuvette, le pipi fluorescent dit à son collègue : quel est donc ce bruit terrible ? Puis ils sont tous emportés par un torrent funeste.

Les projets sont ainsi, avec leur étrange visage de Klaus Kinski. Ils sont serrés les uns contre les autres, dans l'appareil qui vrombit, ils attendent d'être largués sur le théâtre hostile des opérations du monde réel. Le héros, lui, qui est est le Seigneur de la Mort, les regarde tous descendre dans le ciel, ils chutent lentement, légers, flottant au dessus des embuscades. Puis le Seigneur de la Mort, se dirigeant vers eux dans une jeep archi-neuve, part d'un rire sardonique, et lâche narquois : je crois que nous avons a un comité d'accueil !

samedi 28 mars 2009

C'est maintenant demain

Un jour, j'ai essayé de me souvenir d'une date, l'apparition de la première dent de Kéké. Alors j'ai cherché, à tout hasard, dans les archives de ce blog. Résultat : rien. Juste des histoires de tartes au caca ou de machines à café soviétiques. Je me suis un peu maudit, sur le coup. Aucune trace, tous ces mots, et puis pas de première dent. Je corrige le tir et inaugure une sorte rubrique où je consignerai, compilerai, les phrases notables de ma progéniture.


*

Me voyant enlever mon pantalon : "Papa, tu es torse nu des jambes".

Contemplant un bonbon : "Ce bonbon ? je crois que je vais me le garder pour demain. Je crois que c'est maintenant demain, je le mange."

Poète : "Maman, je t'aime plus fort que la vitesse. Plus fort que la fumée. Et que les bolides."

Premier Calembour : "Les hommes des cavernes vivent dans des grottes... (gloussant) Des grottes de nez !"

(J'ai déjà entendu cette plaisanterie chez des adultes, mais l'entendre dite "sérieusement" par kéké m'a quand même bien amusé) : Juste avant une séance de bagarre : "Papa, je vais faire pipi, commence la bagarre tout seul, j'arrive."

mardi 24 mars 2009

In bed with André Rieu

Le lundi 2 mars 2009, vers 21h30, le violoniste André Rieu entra sur la pelouse du stade Bollaert, à Lens, lors de la rencontre de Ligue 2 entre le Racing Club de Lens et l'Espérance Sportive Troyes Aube Champagne. Il interpréta « les Corons », chanson de Pierre Bachelet, air traditionnellement repris par les Lensois à chaque début de seconde mi-temps. En queue de pie, avec un orchestre en play-back, et éventuellement lui-même en play-back, André Rieu, le hollandais violon, se promena sur le rond central, sans se départir de son sourire lunaire, cerné par des dizaines de cameramen, dont certains étaient des preneurs de son. La chanson fut reprise avec ferveur par les trente mille supporters nordistes – avec tout de même un léger décalage, ce qui arrive toujours quand des milliers de gens chantent en chœur avec un violon. Cette configuration provoqua un populaire et sympathique brouhaha de foule, ce qui attendrissait toujours André Rieu.

La reprise des « Corons » par André Rieu est disponible sur son dernier album « Passionnément », qui est déjà disque d’or.

Après l'exécution de la chanson, André Rieu salua le public, donna le coup d'envoi fictif de la rencontre et rentra chez lui. Le coup d'envoi fictif des matchs de football est parfois donné par un personnage qui n'est pas un joueur, pour le symbole, pour le mettre en avant, lui ou bien une cause. Par exemple, lors de la rencontre Toulouse - PSG du 22 mars 2009, il s'agissait d'une Madame Claude, non pas une tenancière de lupanar, mais tout bonnement la toulousaine madame Claude Nougaro. C'est parfois un enfant handicapé, parfois une chanteuse locale, parfois un grand pâtissier qui vient de créer un emploi, parfois un ours des Pyrénées, parfois un violoniste hollandais. André Rieu salua la foule, puis sortit du terrain, gagna le couloir qui conduit aux vestiaires. Là une quarantaine de jeunes ramasseurs de balle attendaient le musicien, il leur signa un autographe, à tous.

André Rieu vivait dans une grande villa en forme de stade. Au centre du salon, un épais tapis d’orient vert comportait en son centre un rond central, dans lequel il se mettait parfois, tout au centre. Lorsqu'il souhaitait étrenner une nouvelle paire de chaussures en cuir noir, il s'y plaçait, et le craquement des souliers neufs accompagnait moelleusement une valse mélancolique. Ce soir là, encore, le violoniste batave répéta (en play-back) parmi ses murs richement décorés des disques d’or de ses précédents albums :


La valse de l’Empereur (1998).
Le Bonheur à 3 temps (1999).
Festival Strauss (1999).
Joyeux Noël (2000).
Chansons Populaires (2000).
Croisière Romantique (2002).
Bal à Vienne (2003).
Douce Nuit (2003).
La vie est belle (2003).
Romantique (2003).
Bal du siècle (2003).
Aimer (2003).
Le Monde en fête (2004).
Valses de Toujours (2005).
Romantic Moments(2005).
Les Mélodies de mon cœur (2006).
Les Noëls de mon cœur (2006).
New York Memories (2006).
L’Album de Noël (2007).
Un bal romantique (2007).
Concert à Vienne (2008).
Paradis (2008).
Les 100 plus belles mélodies (2008).
Il était une fois (2009).

André Rieu, maintenant au centre de son lit, s'était endormi, bercé par lui même. Il portait encore son costume impeccable de concert, et serrait contre sa joue son cher instrument, un Stradivarior fabriqué à Honk Kong par le luthier de prestige Vienna Incorporated. On entendait sur la table de chevet le bruit cristallin d'une fontaine à eau pourvue de moulins mécaniques et de tulipes à ressort. C'était le souvenir d'un de ses nombreux coups d'envoi, lors du match des Los Angeles Galaxy contre le Las Vegas Football Club, à l'hôtel Kehlsteinhaus, célèbre reconstitution du nid d'aigle bavarois d'Adolf Hitler, entre une pyramide-jacuzzi et un Taj-Mahal-pressing, où les serveuses, des femmes blondes aux seins phénoménaux, arboraient des petites moustaches, tandis que le chirurgien-plasticien en chef de l'établissement, surnommé "panzer-boobs", portait des toasts debout sur sa chaise lors des concerts de charité organisés au profit des chanteuses locales non-voyantes.

André Rieu souriait dans son vague sommeil. Que cachait son sourire énigmatique ? André Rieu à cet instant, le violon serré plus fort contre son cœur, paraissait un mystère parfaitement opaque ; peut-être dans son esprit survenait tout d'un coup le secret de la vie, une révélation, la réponse à toutes les énigmes du monde, et qu'il n'en disait rien, satisfait d'être cette boite de Pandore hermétiquement close. Peut-être que Jésus-Christ en personne apparaissait au centre de son crâne, pour donner le coup d'envoi de la Bonne Nouvelle, et qu'il se mordait les doigts en criant : "Au secours, j'ai beau être le fils de Dieu, je me suis perdu dans le cerveau d'André Rieu, get me out of here !". Peut-être, qui sait, qu'un vent glacial balayait la surface de l'esprit d'André Rieu comme un souffle martien dans le chaos de l'espace. Et peut-être qu'une pensée étrange découvrait cette planète inexplorée, l'âme d'André Rieu , après un siècle de voyage, une pensée de préservatif à énergie solaire, ou bien l'idée d'une choucroute thermale, et cette pensée incongrue, en débarquant, envoyait anxieuse ce message aux indigènes : je viens en ami ! Cette pensée pensait : est-ce le moment d'enlever le casque de mon scaphandre, dans l'atmosphère étrange de l'intelligence d'André Rieu ?

André Rieu semblait être sa propre Joconde. Sans doute cherchait-il à percer son mystère, lui aussi. Cherchait-il une solution, sa solution, passionnément. Je viens de résoudre ma propre énigme, et mon numéro de téléphone portable n'est rien d'autre que le nombre d'or. Ou bien souhaitait-il se lever et se frapper avec une violence inouïe, s'assommer, furieux, du scandale d'être lui même, de l'impossibilité d'être André Rieu.

Peut-être qu'au lieu de tout cela, il faut à cet instant penser au destin d'un autre homme. Il s'appelle Paul. Il est second violon au second pupitre de l'orchestre d'André Rieu , et il joue tous les soirs en play-back, dans un stade du monde. Il constate qu'un footballeur va donner le coup d'envoi d'un Boléro de Ravel , échange de bons procédés avec ses relations de stade. Paul n'a pas changé les cordes de son second violon depuis des années, il ne tend même plus le crin de son archet, lorsque le disque d'accompagnement démarre, il monte son bras en haut et en bas, comme s'il se caressait machinalement devant une émission de radio pornographique. Puis entre les deux mouvements du Boléro de Ravel qui n'en compte qu'un, il envoie un texto à la seule personne pour qui il importe, son chien. Un téléphone portable est posé près de la gamelle du chien, qui se nomme Paul également, mais le comble de la misère est que Paul ignore que l'appareil n'a plus de batterie, et que les textos se perdent dans le néant de l'infini, et qu'il y a probablement plus de chance qu'ils soient captés par l'esprit d'André Rieu que par Paul, le chien de Paul.

Pendant ce temps, André Rieu joue la célèbre valse de Dmitri Chostakovitch, dans un rêve d'André Rieu, il est comme le violoniste roumain du métro, mais au lieu de passer dans les wagons miteux parmi des iPods en train d'écouter des gens aux batteries faibles, lui, gitan formidable, il est le violoniste de l'Orient-Express, aux murs chamarrés, aux fauteuils vastes et mous, où même les fenêtres sont richement décorées de paysages, empilement de châteaux autrichiens et de nids d'aigles figés dans les hauteurs. Des femmes entre deux âges l'aiment passionnément.

La nuit était totalement tombée, transporté par ses visions d'Orient-Express, André Rieu dormait. Au Nord c'était les corons, à l'est c'était Vienne et ses valses d'empereurs, à l'Ouest, rien de nouveau.

Non, car à l'Ouest d'André Rieu, soudain, un gyrophare rouge, surplombant une sorte d'interphone marron, se mit en marche, sur la table de chevet. André Rieu se réveilla, il appuya sur l'interrupteur et dit :

"Ici André Rieu, je vous écoute, monsieur le Maire.
- André Rieu, nous avons un problème, grésilla la voix. il y a un Philippe Candeloro géant, déguisé en mousquetaire, qui s'attaque au centre-commercial Charles Hernu. Il va tout détruire !"

Le sang d'André Rieu ne fit qu'un tour. Les paroles du Maire résonnèrent dans l'esprit d'André Rieu, comme les chants d'enfants dans une cathédrale, tandis que l'apparition de Jésus-Christ, toujours coincée dans l'encéphale du musicien ultra-outre-quiévrain, tambourinait aux parois : "Laissez-moi partir ! Pitié !" Un nom le ramena plusieurs années en arrière, lorsqu'il était encore jeune étudiant romantique portant des lavallières. Ce nom, mon Dieu, ce nom lui rappelait quelque chose de beau, de profond, de perdu. Pas Philippe Candelorro, mais plutôt... et la voilà, surgissant du passé, fantôme des ses folles années viennoises, le visage de son premier amour, Charlotte Hernu.

André Rieu sauta de son lit, et voulut s'habiller, avant de se rappeler qu'il était constamment habillé. Empoignant son violon d'une main, son archet de l'autre, il fit tinter une cloche pour prévenir de son départ inattendu.

Apparut alors son domestique inquiet et sourd, un ancien guitariste du Rondo Veneziano, mi joueur de football, mi peintre, le bienveillant Ronaldo da Vinci :

"Maître, soyez prudent, prenez garde à vous !
- Ne t'inquiète pas, brave Ronaldo, c'est simplement une mission de routine. Je reviendrai avant l'aube.
- Hein ?
- Non rien."

Et André Rieu sauta par la fenêtre, tandis qu'au loin, dans l'horizon de la nuit obscure, brillaient les flammes ravageant déjà le centre commercial.


La suite au prochain épisode : "André Rieu contre la Femme Visible".

mardi 17 mars 2009

Le Coeur léger et le bagage mince

Soudain, dans ce couloir sombre, avec tout au bout la Machine à Café, énigmatique, je sens un très léger sentiment d’allégresse. Je dis énigmatique, pour la Machine à Café, car on ne sait jamais si elle va distribuer un gobelet, ou tomber en panne et laisser couler la boisson commandée dans le néant. Cette sorte d’incertitude l’entoure d’un halo de mystère, on ne sait guère ce que le destin va nous réserver, si l’on va ressortir bredouille et la tête baissée. Ainsi, elle se dresse comme un totem rustre, une force du hasard, de l’incertitude, du chaos. On s’en approche plein de respect et d’appréhension.

Tout à coup, pourtant, dans cet affreux couloir déprimant où même les acariens sont tentés par le suicide collectif, une grande idée de printemps ou de liberté envahit mon esprit. Le café désiré coule normalement, tout se passe bien, je suis à la limite du Fred Astaire. Je bombe le torse, je suis absolument seul, et je me permets donc d’étirer les bras, d’aise. La silhouette narquoise, qui touillait son café en me regardant de travers, a disparu. J’allonge le pas. Je me ballade, solitaire, le couloir se déroule, je m’y meus avec souplesse. Eventuellement, je tenterais de claquer les pieds de travers, mais c’est le matin, j’évite dans ce moment sympathique de me confronter à mes limites physiques.

Cette idée de printemps entraine une autre idée, celle de ménage de printemps. J’entreprends donc un geste fou, rigolo, un ménage de printemps de mon nez. J’y plonge mon doigt, virilement, à la recherche des obstacles mous qui se dresseraient entre moi et l’air vif du matin. J’avance ainsi, l’enjambée enthousiaste, le doigt fureteur.

De derrière la bonbonne à eau, apparait doucement, touillant son petit café avec sa petite touillette, l’homme à la petite moustache et au pantalon marron raide. Il me regarde, la bouche pincée, sa mine grise résolument satisfaite. Cet air narquois. Cet air de triomphe, le triomphe de toute une vie. De mon côté, le doigt branché au tarin, je me fige. A cet instant, s’offre une alternative : soit je sors mon doigt avec précipitation, je le cache dans ma poche, je rougis, je m’agenouille et je lèche la moquette en signe de soumission. Il peut, alors, s’il le souhaite, poser son pied sur ma nuque un moment, déguster son café infiniment touillé juste au dessus de ma Honte. Puis me faire basculer au sol d’un bref mouvement, et partir en susurrant entre ses dents : « bien le bonjour, monsieur Crotte-de-Nez. »

Second choix : j’assume mon divertissement nasal. Sonnez tocsin. Mobilisation générale de moi-même. Nez pride. Alors je le regarde. Il me regarde. Le doigt est dans mon nez, et je plisse les yeux. Nous nous observons. Quelqu’un, au loin, commence à jouer de l’harmonica. Il touille. Je touille, aussi. Puis lentement, je sors mon doigt et je le contemple. J’enchaine une expression de franc contentement. Belle bête, semble-je m’exprimer. Puis pour embaumer la substance, momifier le rejet, immortaliser l’agglomérat, un peu comme l’on sale la viande, je la roule délicatement entre mes doigts, en produisant une grosse bouche sensuelle de Nutellomane.

Je tourne les yeux vers l’inconnu. Je le dévisage, je le scrute avec force, j’attends son changement d’expression. Mais il demeure impassible, il me regarde. Il touille, encore, un vrai métronome. Ah tu veux jouer à ça, coco. Tu crois que j’ai fait un coup de poker et que je vais enlever mon pantalon et boire toute la Honte. Alors là tu te trompes ; et sur le champ, je dépose délicatement ma boulette glauque sur ma langue, et je la mâche, avec volupté, dans une torride danse du ventre, mais des mâchoires. Et je murmure, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Je le sens qui ploie. Il va se mettre à genoux, c’est certain. Et je vais poser mon pied sur sa nuque, il va m’implorer : pitié, je ne suis qu’un misérable vermiceau, faites de moi votre serpillière, votre Sopalin d’adolescent plein de sève, faites de mon corps votre vaste charentaise. Pitié, ne portez pas sur moi le sceau fatal de la Honte. Et là, lorsqu’il se mettra à genoux, j’hésiterai, et peut-être qu’en fin de compte, je lui pardonnerai. Je lui dirai, le faisant choir d’une pichenette de l’orteil, va, anonyme bureaucrate, va terminer ta comptabilité terrestre, va et vis, et médite sur ton insignifiance sans borne. Et le ciel s’ouvrira et apparaitra le soleil, immense boulette jaune tombée du nez de Dieu.

Sans doute, il éprouve déjà ma future indulgence, il la conçoit peut-être comme une humiliation au-delà de la Honte, et pour éviter une fatigante scène d’extase, humblement, accusant réception de ma bonté, il ne se met pas à genoux, il se contente de poursuivre son chemin, baissant les yeux. Je me retrouve à nouveau seul, vague, saisi du vide un peu morose qui suit les victoires écrasantes, et je comprends que je mâchonne ma propre morve.

lundi 2 mars 2009

Aïe coup

Trois bouts de saucisse.
Un chat qui part en courant.
Deux bouts de saucisse.


vendredi 27 février 2009

Net interne

Elle regarde le bout du doigt du petit. Il est noir, juste sous l'ongle.

C'est étrange. Soudain elle s'inquiète. Elle consulte Internet, pour se rassurer, pour en savoir plus : "extrémité du doigt noire". Les résultats sont nombreux. Dans un forum, elle lit cette phrase rassurante : la plupart du temps, l'extrémité du doigt noire n'est pas du tout inquiétante, fort heureusement. Il existe cependant quelques cas assez rares où ce phénomène peut être interprété comme le début d'une grippe ou d'une scarlatine, ou d'une quelconque maladie respiratoire (rhinopharyngite, pneumonie, varicelle, mucoviscidose). Il ne faut donc pas s'en formaliser immédiatement, attendre un peu et au pire, consulter un spécialiste.

Ailleurs, une autre demande : le bout du doigt noir peut-il être dû à une bactérie, ou bien est-ce un virus ? Il existe, répond-on, diverses variations, et diverses éventualités, bactériologique ou virale ; on parle d'angine de la main, voire d'anémie ou peut-être de carence en magnésium (ou en fer) qui se manifeste par un assombrissement des appendices manuels, et parfois du pied. Il ne faut pas s'en inquiéter, mais faire une cure d'agrumes : oranges, mandarines, poires, pommes. Il faut être vigilant, et si vous notez sur un second doigt d'autres signes de noirceurs, la carence a pu se muer en staphylocoque sombre, ce qui est très difficile à dire sans avoir l'enfant sous les yeux, le mieux étant de consulter un spécialiste et de s'inquiéter après, éventuellement. Le médecin la plus part du temps diagnostiquera un simple diabète, de l'asthme ou de l'eczéma.

Le staphylocoque noir, ou ténébreux, a disparu depuis longtemps, il n'est pas exclu, ceci-dit, qu'il apparaisse à nouveau, sous un nom différent, ce que évidemment on ne crie pas sur les toits, étant donné l'implication de certains lobbies pharmaceutiques dans le renouvellement persistants des maladies. On a pu lire à ce sujet le témoignage sur les orphelinats de Roumanie où le staphylocoque noir était inoculé volontairement (notamment à des triplés), certains enfants évadés qui ont été retrouvés ont donné naissance à ce que l'on a appelé le fameux "mystère des enfants manchots des Carpates".

Le bout des doigts noirs, sous les ongles, est parfois dû à un manque d'oxygénation (ou "cyanose anaérobie"), fréquemment constaté dans les grandes métropoles polluées d'Amérique du Sud (Mexico par exemple), phénomène qui aurait tendance à gagner nos villes occidentales. La cyanose anaérobie, si elle n'est pas traitée à temps, peut conduire à un dessèchement de la main, voire à un détachement du membre au niveau du poignet, surtout pendant la nuit, tandis que chacun dort paisiblement. Evidemment, il ne sert à rien de s'alarmer si vous constatez ces symptômes inquiétants, le mieux est de garder son calme, d'attendre quelques minutes avant d'aller consulter un spécialiste le plus rapidement possible, surtout si l'enfant perd un doigt (par exemple si le doigt se détache quand l'enfant se gratte le nez et qu'il reste coincé dans la narine, le pire étant qu'il s'obstrue les deux voies respiratoires en se curant des deux mains, dans ce cas, l'enfant peut s'asphyxier avec ses propres phalanges, ce qui est rarissime, mais observé parfois).

Si l'on veut être exhaustif, il ne faut pas oublier de mentionner le cas, fort rare heureusement, où le symptôme de cyanose anaérobie digitale de type sombre se révèle être en fait un CITC (cancer invasif total du corps), forme de tumeur radicale apparue vers 1986, lors de la mise en vente des pommes ukrainiennes sur le marché européen peu de temps après la catastrophe de Tchernobyl. Cette maladie est peu diagnostiquée, mais emporte en général le petit enfant en quatre ou cinq jours, suite à un pourrissement éclair des os, des muscles et des organes, tandis qu'il se roule à terre, pâle, implorant en vain : "maman, maman". Le mieux est de surveiller les selles. Si elles sont marron clair, il n'y a pas d'inquiétude à se faire, pour le moment. Si elles commencent à être marron foncé, et non moulée, cela peut-être une gastro-entérite, bien sûr, une simple lèpre intestinale ou justement un cancer éclair. Il faut être dans tous les cas vigilant, se laver les mains souvent, être attentif au comportement de l'enfant. S'il a souvent sommeil, son organisme peut être déjà affecté par la maladie qui l'épuise inexorablement. Au contraire, s'il n'a pas sommeil, c'est peut-être signe d'une douleur neuronale et nerveuse, dans les deux cas, la vigilance s'impose, sans s'alarmer outre-mesure.

Le spécialiste, en général, lorsqu'il est consulté, dit : c'est de la terre, sous les ongles. De la terre que l'on attrape, par exemple, en mettant les mains dans la terre. Avec un cure-dent, la terre disparaît, et l'enfant est guéri.

lundi 9 février 2009

L'abri

Nous mangeons des petits gâteaux, Kéké est sur mes genoux, sa tempe contre ma tempe. Nous sommes silencieux, et fatigués, une nouvelle semaine commence. Nous nous tenons chaud, c'est comme si rien ne pouvait nous arriver.

Les nouvelles semaines poussent comme des mauvaises herbes, il faudrait tout raser, cela semble possible, même inoffensif, puisque nous sommes là, un peu comme à l'abri. Il y a une idée de cabane, une idée du drap chaud qui, nous couvrant tous les deux, nous protègent des monstres. Il y a une idée de vasistas, la fenêtre hermétique où l'on voit le chaos du ciel venir se désintégrer à nos yeux, tandis que nous ne risquons rien, que nous sommes derrière à sourire, nous sommes dans du coton, un abri fait de nous-mêmes.

Dans dix mille ans nous ne serons plus rien ; dans le magazine, je vois les moines de Palerme, leurs momies se tiennent droites et leurs yeux sont vides, certains ont encore leur couronne de cheveux, et leur calvitie apparente. D'autres n'ont plus rien, une calvitie intégrale en fait, une calvitie des cheveux, de la peau, le temps les a poncés. Ils sont sanglés dans leur linceul et se dressent dans des alcôves, la tête penchée, le menton – parfois tombé – posé sur leur poitrine creuse. Il font la queue. Ils forment un chœur étrange. Ils ont leur ventre rempli d'herbes, mais ça doit sentir mauvais quand même, j'imagine. Leurs âmes de moine sont dans la félicité des astres, mais dans le souterrain, ils font toujours une procession. Derrière eux, court sur tout le mur une petite goulotte où doivent circuler des fils électriques, pour éclairer les catacombes.

Parfois il me semble passer ma vie à ça, mettre des fils électriques derrière des cadavres. J'emmitoufle mon fils. Il a trop de cheveux. Il en a de partout, qui bouclent dans tous les sens, bien plus de cheveux que les moines embaumés de Palerme. Dehors il fait froid, je le protège. Nous y arriverons, nous arriverons à tout, et tout sera lumineux, il y aura la félicité des astres que nous voudrons. Il me raconte une histoire tarabiscotée de son monde gentil, avec ses bonshommes, ses voitures qui mangent des kebabs, ses engins de chantier qui passent leur vie à jouer à cache-cache au lieu de construire des immeubles. Je l'emporte, je suis le père-express, le train qui marche à pied, qui fait tchoutchou, même si, comme on se l'est dit plusieurs fois, il n'y a en pas vraiment besoin, les trains étant devenus, depuis, électriques.

samedi 31 janvier 2009

La tête à l'envers (3/3)

Puis un jour comme les autres, Bob la quitta. Ils étaient en train de boire du thé, il était attentif, il posa même quelques questions avec l’air intéressé, ce qui était inquiétant. Alors, il perdit d’un coup son air lointain, pour un genre passablement présent, un genre fabriqué en série et qui passe un entretien d’embauche avec des chaussures étroites, et Marie comprit. Elle écouta, parce que, du fait de son candide libertinage qui avait été sa précédente routine, elle n’en avait entendu pas tant que ça, de ces discours. Elle écouta, engourdie, intéressée, le crâne anesthésié comme une grosse dent. Cela ressemblait à un film. Marie, je m’en vais. Allez, ne sois pas triste, voyons, ça craint. Plutôt à un téléfilm. On était pas marié, Marie. Il n’y avait pas de contrat entre nous. Pas de nom posé au bas d’un parchemin. On était libre.

Elle décida alors que, profondément originale, foncièrement libre elle aussi, elle ne serait pas du tout triste, elle n'aurait pas de peine ; jusqu’à présent, on ne l’avait pas mise dans un panier comme un toutou, on n'avait pas pu la ranger « dans une case », elle savait même qu’elle éclaterait de rire, à la fin du laïus, d’un grand rire sardonique, comme on dit d’un nez qu’il est aquilin. Marie je m’en vais. Je suis venu te dire que je m’en vais. Au vent mauvais. Mignonne allons voir si la rose qui ce matin, voilà. En alignant ses phrases, d'ailleurs, elle eut l'impression qu'il se vidait comme un bain, dans quelques instants, il ne resterait plus rien du Bob, il se terminerait avec un gargouillis fort prosaïque, par le petit trou du conduit de l'oubli, et il n'y aurait là qu'une indifférence vague à éprouver, pour la forme. Elle aperçut, posés contre le mur, leurs sacs de jonglerie, côte à côte, avec leurs quilles. Puis Bob allait lui réciter une sorte de poème, mais elle l’arrêta. Mais ça ne peut pas être comme ça, fit-elle, la voix étranglée ? Ce n’est pas possible ! Si justement, c’est bien toute l’histoire de la vie, ça peut être comme ça. Elle se concentra violemment pour trouver quelque chose de remarquable à répondre. Quelque chose de déconcertant, un mot terrible, qui, la vieillesse tombée sur Bob, lui ferait éprouver des frissons de honte ou d’épouvante.

Lui, il la regardait, incommodé, importuné, presque insulté par cette scène si étroite, si triviale. Peut-être que, méditant jour après jour, il avait repoussé ce moment à plusieurs reprises, il s’était dit : faisons-le un soir ; comme la nuit arrive vite, la fatigue peut être une limite physique bien commode à un éventuel scandale ; ou peut-être un matin, afin de laisser la journée entière et la lumière du soleil faire son apaisant effet (les suédois se suicident beaucoup car ils manquent de soleil, c'est connu). Peut-être l’annoncer tout en jonglant, de la sorte que, stupéfaite, elle en aurait oublié de réceptionner une quille, qui serait tombée sur son crâne, puis les autres également, l’assommant à moitié, et, hébétés, on serait tous passé vite à autre chose.

Elle fixait encore les quilles, horribles massues de cro-magnon en plastique, et c’était ses rêves qui, après leur saut en l'air, tombaient les uns à la suite des autres, rebondissant grotesquement par terre ; voilà, les lumières qu’il avait allumées, il s’en allait avec, et ne laissait que la facture, quelque chose la lança, vrilla, une sorte d’acouphène dans le ventre. Elle était sur le point de juste dire, je m'en fous. Il vit sa bouche se tordre de douleur, ridiculement, comme un bébé. Elle chercha encore un mot formidablement scandaleux à proférer, mais elle mit juste son visage dans ses mains, simplement. Il la regarda pleurer ensuite, en silence. Il eut de la peine, sincèrement. Elle ne dit rien, un moment, dignement, mais s’humiliant quand même, elle lui demanda de changer d’avis et de se remettre à l’aimer, comme avant, comme la semaine passée. L’humiliation d’avant ne fut sans doute pas suffisante, puisqu’après elle s’humilia encore en répétant s’il-te-plait, s'il-te-plait. Mais visiblement, il-ne-lui-plaisait-pas. Habile médiateur, en lot de consolation, il proposa de « rester amis malgré tout », car il n’y avait pas de raison ; que ce moment était fastidieux, comme faire une queue incommensurable à la Poste pour chercher un recommandé d’on ne sait qui, peut-être un débiteur, et avancer à petit pas, comme des moutons, sans savoir que faire de sa carcasse.

Elle m’appela, elle put dire le début correctement, mais la fin de la phrase partit dans les aigus, puis les ultra-sons, du gémissement silencieux qui fait dresser l'oreille des chiens. De mon côté, j’étais en train d’apprendre à fumer, c’est à dire de faire comme les autres, comme jongler, mais en moins dangereux. A cette nouvelle, je poussai un cri d'aise, ma réponse débuta, claire, plaine, ferme, enthousiaste, mais elle se termina avec une tonique commisération, et je la plaignis aussitôt avec éloquence.

Elle pleura encore, les jours suivants, longtemps. Elle eut le nez rouge, un moment, et bien, comme au cirque, en fait. Je lui dis un soir, viens là, tu peux compter sur moi, viens pleurer sur mon épaule, viens te confier, je comprends ce que tu ressens, mais elle disait non merci, je préfère rester seule, et je murmurai, la voyant disparaître, merde, je serais encore puceau ce soir.

Un soir, Marie se réfugia dans la drogue, elle fuma plusieurs pétards. Elle raconta n’importe quoi, à l’instar de Camille Claudel, des histoires de corbeaux invisibles qui rongeaient les cordes de la guitare du ciel avec des plumes de chiens, et des poils d’oiseau. Elle s’excusait en poussant des rires forcés, elle regrettait, concédait que ce n’était pas facile pour nous de côtoyer quelqu’un qui sombrait dans la démence. Puis plongeait la tête entre ses mains, en répétant Bob, Bob, puis le traitait de salop, et de génie, et nous engueulait qu’on ne pouvait pas comprendre, mais nous expliquait longuement quand même.

Peu à peu, le chagrin laissa place à quelque chose d’esthétique, elle aimait regarder cette peine, il y avait quelque chose de noble, de grave, de mélancolique ; elle aimait y revenir souvent, en repartir, y revenir, elle aimait cette aisance revenue du mouvement sentimental. Elle aimait convoquer son chagrin, cet essoufflement mélancolique qui donne l'impression d'être en vie, après une longue course, puis elle le congédiait. C’est que Marie jonglait habilement à présent, avec quatre ou cinq quilles, elle regardait cette course colorée, qu'elle souhaitait élégiaque, le visage empreint d’une grande sévérité. Quand une quille lui échappait, elle abandonnait tout d’un coup, ses bras devenaient ballants en un éclair, l’image même de l’abattement, puis elle se détournait, pris d’un dédain urgent, et les trois ou quatre quilles en l’air finissaient de choir mollement dans l’herbe. Ces microscopiques catastrophes la distrayaient beaucoup.

Elle me dit un jour, avec affectation: je crois que je vais faire des études de sociologie. Quelque chose comme ça. Je vais sans doute devenir secrétaire, partir pour Secrétaire Sans Frontière, dans le genre. Ou entrer dans un couvent de secrétaires, qui sait, où l’on prie Dieu en sténodactylographie. Elle eut une discussion avec ses parents, elle ne voulait pas faire un métier sérieux. Elle me parla d’une école de cirque, privée, loin, et comme elle me décrivait la chose, cela ressemblait à un établissement pour faire de la corde à sauter, à la campagne, avec des intervenants, des professeurs de gymnastique un peu fantasques, des gens en tongues qui ramassaient des crottes de chevaux, ou d’éléphants, dans le meilleur des cas. Tu vas partir, alors. Je l’imaginais dans une quête sans fin, désespérée, des Bobs perdus. Tandis qu’elle exposait son projet, je m’emparai de ses quilles, et j’en lançai une puis deux, puis je fis monsieur Loyal, regardez mesdames z’et monsieur, regardez, oyez, la pathétique histoire de bozo le clown et Maria Mariskaïa Kouchtoila la jongleuse, et les quilles tombaient, et je tombai aussi, et c’était drôle, enfin je crois, et je proposai aussitôt un sacré spectacle vraiment tordant, quand même, plus que celui de ce cul-béni-oui-oui de Bob.

Elle partit : c’était certain, une fois la corde à sauter apprise, là-bas, de retour chez ses parents, elle discuterait de l’éventualité d’un métier sérieux. Dans leur salon tranquille, là même où quelques années plus tôt des gens vraiment libres avaient vécu un gigantesque moment présent, ils négocieraient avec tact sur que faire de l’animal mourant de la jeunesse, comment gérer son départ gentiment, par exemple, le piquer, l’enterrer avec dignité dans le jardin pour qu’il soit toujours là sous nos pieds, à portée de pelle, puis trouver un emploi, et revenu au bord du balcon en aluminium, se dire que, tout de même, on ne s’en sort pas si mal, que l’on est indépendant, appareil dentaire ôté, cage ouverte pour la jeunesse enfuie.

Je n’eus plus de nouvelles d'elle.

Il y a quelque temps, j’ai cherché son nom sur internet, j’ai découvert sur une photo rougeâtre de spectacle, Marie, suspendue à un trapèze, dans un cirque extravagant, son lots de clowns modernes et politiquement sur-signifiants. Je reconnus son nom, dans les premiers rôles. Elle l’avait fait ! Je regardais l’écran, je la découvrais des plumes sur la tête, la tête à l’envers, et le sourire outré des funambules. Ce sourire adulte, sérieux, figé, glacé, au visage des acrobates, pour masquer l’effort. Tout le monde porte ce sourire. Elle l’avait fait, me suis-je exclamé, joignant mes mains, applaudissant, ou priant, silencieusement, et, transporté le temps d’une respiration dans mes tribus comiques, depuis dispersées, je fus très tendrement heureux pour elle.

mercredi 14 janvier 2009

La tête à l'envers (2/3)

Et un jour, Marie tomba amoureuse. Un type comme ça, un type en sandale, avec des mollets poilus, un grand bienheureux décontracté qui mangeait et qui faisait pipi, et qui, des fois, avait de « vrais coups de coeur » pour des œuvres. Il portait des bracelets effilochés, des gros doigts, du genre à prendre de la glaise et à la serrer très fort, une tête à tresses blondes de comptable rastaquouère. Les autres, ils étaient là, comme des meubles, des guirlandes de Noël que l’on ressort du carton, si l’idée vient à en changer, c’est déjà le nouvel an, et on se résout à les ranger dans le carton pour la fois prochaine. Mais lui, il avait le genre de passage, la mine fugace, une silhouette de fin d’été permanente. Une sorte de panique obstinée vint vite s’installer sur le visage de Marie. Elle vérifiait sa présence continûment, tournant la tête avec inquiétude en sa direction, plus que nécessaire.

J’observais l’inconscient du coin de l’oeil, mauvaisement, j’avais envie de l’éplucher, cette grande banane, pour comprendre : pourquoi lui, pas les autres.

C’était un grand type super sympa, super ouvert, il vous ouvrait la porte avec des yeux très écarquillés derrière ses lunettes, des yeux clairs, attentifs, abrutis. Chez lui, il avait plein d’encens, tout était permis, on pouvait s’allonger par terre, si on le sentait, on pouvait péter, il disait, hey, c’est la nature ! Cela aurait été inconcevable de l’étriper, comme ça, spontanément, par jalousie, cela aurait été une vraie faute de goût. Il était passionné par le cirque et la jonglerie. Il regardait, songeur, au loin, dans le vide sidéral, comme s’il captait les protons qui traversaient le cosmos, en attendant des consignes spéciales des forces cachées. Parfois, quand on disait vingt phrases, il écoutait, attentif, puis en disait une seule, sibylline ; chaque mot de la phrase était simple, mais l’ensemble était tout à fait étrange, il posait cela délicatement dans la conversation, avec une voix douce, et chacun se regardait, saisi, ça ne voulait peut-être rien dire ; le sens de ses interventions, à l’instar de Dieu, n’existait peut-être pas, mais son autorité s'en retrouvait grandie, par une sorte de foi.

Il avait l’air si sage, si indépendant, presque régalien, dans son immobilisme détaché, mais peut-être qu’il était juste complètement idiot, et qu’il oubliait de bouger, parfois, comme un ficus. Tout à coup, il disait à Marie, viens, on va jongler dans les rues, puis on ira boire des Jeanlain ou un thé vert, le soir, dans les escaliers de la Croix-Rousse. Je la voyais partir, alors, décoller, si excitée, si euphorique. Dès lors, quand il m’arrivait de lui parler, elle me regardait comme un téléviseur en panne, je ne la dérangeais jamais, il me semblait produire un poa poa de poisson rouge, tant ma conversation, dans son regard vide, semblait aquatique, monde-du-silencieuse.

Marie voulut faire du cirque, aussi, comme lui. Il s’appelait Bob (sic). Elle commença à jongler. Elle disait, regarde Bob, je jongle, avec trois quilles, Bob, avec quatre... Elle transpirait beaucoup. Lui, il la regardait en riant, s’exclamant, patriarche libre sans tribu à charge, c’est pas mal pour un début, dis-donc ! Et riait encore, les gros poings sur ses hanches de géant vert. J’essayais de jongler, aussi, je levais le nez vers l’azur majestueux pour voir la quille m’aplatir le nez. C’est des conneries, tout ça, disais-je en rendant ces objets abscons aux couleurs ridicules. A quoi ça peut bien servir des les jeter en l’air, indéfiniment, comme ça, en s’essoufflant beaucoup. Je veux dire, ça ne fait pas avancer grand chose, comme activité. Ce n’est pas comme si on faisait de la sculpture par exemple. Mais non, regarde Balmeyer, je vais te montrer, me disait son ami, Bob (sic), puis il s’emparait des vingt-trois quilles pour en peupler le ciel. Il était cool. Il jonglait parmi les nuages, les oiseaux, les arcs-en-ciel. Regarde, il suffit d’être souple, décontracté. Ouvert au monde. Il souriait, paisible, avec ses dents blanches de colosse biodégradable. Marie disait, les mains jointes, oh génial Bob, génialifique, magnuleux, on dirait une cathédrale abstraite du mouvement immobile. Il était tolérant, Bob, il ne proposait pas de m’euthanasier sur le champ, du fait de ma maladresse, il était comme ça, vivre et laisser vivre. Parfois même, il me proposait de sa Jeanlain, parce qu’il n’oubliait personne, il aimait la diversité, cet écosystème avec les nuls et les pas nuls. Quand je faisais mine d’essuyer le goulot colonisé par sa bave, il me répondait, savant, les yeux froncés du gars qui a traversé l’Amazonie avec un simple tire-bouchon, ce n’est pas sale, tu sais, les chiens se lèchent bien leurs blessures pour se désinfecter. Je répondais, ah oui, car c’était vraiment logique. Regarde, faisait-il, généreux de lui-même, je vais te montrer encore ; et il relançait les quilles, il jonglait comme Picasso peignait : beaucoup, et artistiquement. Ah oui c’est super, avouai-je en déglutissant, puis je maugréais, je me demande si les quilles, elles ne rentreraient pas toutes dans ton anus, Bob, en forçant un peu, il faudrait essayer, pour voir.


Marie et Bob (sic) s’étaient mis à jongler souvent, ensemble. Il était le maître, et Marie, l’élève, espiègle et persévérante. Il se tenait droit, les pieds écartés, et souriait, l’image même de la santé et de la convivialité, il aurait été parfait dans une publicité pour les banques si les banquiers s’étaient habillés en hippie. Il encourageait beaucoup, s’enthousiasmait en permanence, tout était excellent, je l’imaginais dans son sommeil répéter nerveusement : excellent ! Excellent ! Marie, sans rien dire, s’autorisait des visions de tournée mondiale dans des habits de lumière et des caravanes tirés par des poneys. Parfois, quand Bob n’était pas là, qu’il disparaissait, très précieux, dans son écrin de mâle intimité, elle se laissait aller à des rêves, impunément. Tout le monde l’encourageait, on y croyait ; bon, ce n’était pas comme si on avait parié un kopeck sur elle, mais après tout, ce n’était pas cher d’être gentil.

Pour compléter, Marie voulut également faire du trapèze, soudain, un soir. Elle en fit part à son ami. Elle était petite et ronde : Bob, tendrement, lui répondit, tu sais tu es petite et ronde, ce n’est peut-être pas la morphologie idéale. Il était si cool, Bob, et si franc. La franchise, c’est un peu comme la liberté, c’est une sorte de don, un don de soi, aux autres. Marie, disait-il, franc comme un cadeau, ce n’est pas vraiment le genre de morphologie qu’on voit en haut des chapiteaux, il faut des filles plus grandes, plus sveltes, plus gracieuses, un peu comme des danseuses classiques, tu vois, des physiques de yougoslaves, tu sais, des gymnastes russes, avec des maillots qui brillent sur les os ; toi, tu es une fille pas cliché, pas comme ces fils de fer dans les magazines qui nous bourrent le crâne avec leur image formatée, toi tu assumes tes rondeurs ; Marie l’écoutait, elle devenait rose, mais pas comme les roses, plutôt comme une sacrée forge de l’enfer dans un dé à coudre ; il poursuivait : mais si tu crois en ta bonne étoile, Marie, après tout, qui sait... tu es libre ! Et puis je t’aime comme tu es, c’est l’essentiel. Juste comme tu es. Elle enrageait, elle serrait ses petits poings. S’aimer comme elle était, mon cul, oui.

Un jour qu’ils jonglaient dans la rue tous les deux, juste pour le plaisir, pas pour démontrer, ni pour se montrer, un petit attroupement se fit quand même. Tandis qu’ils continuaient hardiment, l’air de plus en plus détaché, à la limite dérangés par le regard des badauds et des bourgeois, parce que jongler c’était quelque chose que l’on fait principalement pour soi pas pour montrer qu’on sait jongler - mais il est vrai que la rue était très passante tout de même - et les gens étaient captivés ; elle fit tomber une quille. Une mère fit à nouveau rouler sa poussette et des touristes aperçurent une superbe bouche d’égout de l’autre côté de la rue, et Bob s’énerva un peu et lui fit une réflexion très agacée.


Marie s’habillait totalement en jongleuse, à présent. Elle avait un pantalon mou avec des rayures bleues de toutes les couleurs. Elle avait un sac pour ranger ses quilles qu’elle portait en permanence. C’était un tout petit sac en toile, les quilles en dépassaient bien ostensiblement, et parfois elle rencontrait un autre jongleur, inconnu, et ils se regardaient gravement, intensément, comme membres d’une espèce menacée, pourchassée ; ces fameux manteaux en peau de jongleur. Même sans Bob (sic), il lui prenait des envies irrépressibles de s’exercer, dans des moments parfois incongrus ; parfois nous faisions tous les deux la queue au musée (lorsque Bob était en déplacement dans la stratosphère pour demander des congés à Dieu), dans la file d’attente, il fallait qu’elle jongle, là, comme pour s’exprimer. Peut-être que Bob, tout là haut, la voyait former des grands O avec ses quilles, et qu’il en était rasséréné.

Marie aimait bien divaguer, avec un enthousiasme parfois insistant : hey Bob, on pourrait monter un spectacle tous les deux ? Elle détaillait, méticuleusement, évoquait des idées de costumes, des pistes pour « scénariser » les scènes de jonglerie, les « contextualiser », trouver un « fil conducteur » à leurs séquences ; elle parlait d’un cahier de brouillon où elle notait des idées et des schémas, pêle-mêle, des synopsis, des mots, et ses mots défilaient comme des trains, des centaines de trains, une sorte d’antithèse de grève des trains, un ballet mélangeant quilles, costumes, rails, trains, mots, des noms de troupe, des tracts en noir et blanc au format A4 ; tel une vache dans un pré tranquille, Bob les regardait passer paisiblement, placidement, ces mots, un sourire serein sur le visage, à la limite de s’endormir. Puis après quelques bières, il sursautait, semblait quitter l’infini magistral où il officiait en envoyé spécial ou en correspondant permanent, et souriait : ah mais quelle bonne idée ! Tendant la main vers une autre bière, il ajoutait, avec plus de conviction : vraiment, il faudra réfléchir à ça, un de ces jours, oui, vraiment.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...