lundi 7 janvier 2008

La Santa Muerte

Tandis que je revenais au travail, à midi, avec à la main mes sandwiches triangulaires, perclu d'un appétit à manger mes propres mains, une longue voiture noire me frôla sur le passage piéton. Le majestueux véhicule, break obscur aux vitres teintées, à la carrosserie sombrement luisante, semblait bien être un corbillard. L'engin était d'un chic absolu, vaste char resplendissant et furtif, aux grosses roues prêtes à arpenter aussi bien l'asphalte de la cité que les rives accidentées du Styx. Quel chic pour un fourgon mortuaire, sans compter le prix du pétrole. A son passage silencieux, un courant d'air provoqué par l'aile étincelante du véhicule vint me battre les jambes comme celle d'un génie motorisé.

Ce n'est pas bien sérieux pensais-je, j'ai failli être renversé par un corbillard. Ces gens là ne pousseraient-ils pas à la consommation ? Et pas de visage de conducteur à maudire, juste le mien et le décor dans mon dos, se reflétant sur le miroir opaque du carénage.

Les italiens ont paraît-il un geste de superstition au passage de ces engins : les hommes se passent rapidement le pouce sur la braguette, pour conjurer le sort. Pour rester dans l'esprit de mon précèdent article, j'avoue faire de la sorte depuis longtemps. On comprendra facilement le sens de ce symbole, où l'on insiste sur les différentes façons d'être gisant, où l'on invoque les petites morts pour conjurer la Grande dégingandée.

Quand j'étais enfant, j'avais un grand cousin qui était ébéniste ; il fabriquait des cercueils. Je me souviens de son visage de clown paisible, il souriait toujours humblement. Aux enterrements, il nous serrait la main, avec son sourire, qui voulait dire que la vie était triste mais que le travail était bien fait. Il fabriquait des meubles, également, lors de son temps libre.

J'avais trouvé cette idée sinistre, j'avais dit quelque chose comme c'est lugubre, des meubles fabriqués par quelqu'un qui construit des cercueils toute la journée. Pourquoi, m'avait-on répondu ? Le bois, c'est le bois. Mais tout de même. Il doit y avoir dans sa boutique une grande réserve à bois, on prend des planches de sapin, pour y allonger les gens, et avec les chutes, on fait des étagères, pour y dresser des livres.

Est-ce que ça produisaient des maisons hantées, des meubles en bois de cercueil ? Le grand cousin posait sa main sur mon épaule, avec son visage gentiment tranché par son rire, et dans mon imagination déchaînée, je me disais que cette même grosse main, calleuse, affectueuse, faisait des boites pour les morts. Mais non, voyons, c'est juste du bois. Oui mais tout de même, il doit y avoir une façon spéciale de planter les clous, non ? Un peu comme les chirurgiens font des points de croix, une manière de clouer très définitive, est-ce que je sais moi ?

Le cousin avait donné une petite commode en sapin à ma grand-mère. On y mettait des lettres dedans. Je trouvais que c'était dur, pour les lettres. Du courrier, des dés à coudre, une vieille carte postale, une règle en bois, carrée, le fond étant capitonné d'un vieil imprimé vert. Les objets semblaient rejoindre l'éternité chaque fois qu'on refermait le tiroir.

Le cousin racontait aussi que souvent, quand les gens mourraient chez eux, les horloges et les pendules s'arrêtaient toutes d'un coup, marquant la même heure. Même les montres à quartz, demandais-je ? Ah, ça ne fonctionnait peut-être pas avec les objets électroniques. Vive le progrès.

Le jour de la fête des morts, au Mexique, la Sante Muerte est vêtue de blanc, comme une mariée. Je l'ai lu dans le journal, cette semaine. Qu'elle m'apporte, suite à mes lourdes prières, du bon vin et du rôti, patronne des trafiquants, des prostituées et des causes perdues.

***

Alors, le corbillard, après m'avoir frôlé de son aile métallique, tourna au feu vert. Un détail incongru dissipa mon illusion lorsque j'aperçus le coffre : brisant la monotonie de ce noir intégral, un autocollant coloré indiquait à l'arrière "Enfant à bord ! "

Ce n'était donc pas un fourgon mortuaire, mais durant un bref instant, la confusion macabre persista, lumineuse, criarde, riante, telle l'éclat d'un vibrant soleil regardé en face. Il me sembla que, comme lors d'une grande mascarade, la sainte mort s'éloignait dans le boulevard, agitant les grelots de mes illusions et de mes pensées, dans un char de carnaval.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...