lundi 14 avril 2008

Bonnie et Clyde (6) : sur le quai

Je me pointe, elle est toujours là, à son poste, la caissière fatale.

J’ai fait le voyage, pour la revoir. Je n’avais rien de spécial à acheter, j’ai pris des verres ballon pour le vin, un paquet de douze, bon marché. On en casse toujours, ils disparaissent, on en manque. Des fois je fais ma petite vaisselle dans mon petit évier, je rêve, et je brise le verre que je frotte nerveusement, et j’ai du produit vaisselle qui saigne de mes doigts. Je me suis quand même fait casser la gueule pour sa pomme.

Elle fait une tête sinistre, comme si on lui avait annoncé la mort du petit chaton, et que tout au long du jour, toute la portée y passait, chaque heure, un nouveau chaton, raide. Au bout de huit chatons trépassés, insérer la carte dans la pointeuse, partir chez soi.

J’aurais bien imaginé ou espéré peut-être un remerciement. Rien. Juste un bisou. Un œil qui brille, elle se serait levée lentement, murmurant, foudroyée : oh, mon héros ! J’aurais tenu la tête de l’autre dans ma main, ruisselante de sang, j’aurais dit un truc très spirituel : moi aussi, je perds la tête en vous voyant. Nous aurions alors quitté ce pays de mazout et de raffineries pour vivre d’intenses aventures, le bras accoudé sur la portière d’une automobile de location, bolide arrogant, désintégrant les distances dans une course silencieuse, un carnage monotone de kilomètres, l’autoradio lancinant nous enveloppant de musiques étranges et sensuelles comme le clapotis d’une fontaine nocturne ; puis les restaurants de routier, les stations balnéaires dans un hiver glacial, les litanies des mouettes dans leur panique perpétuelle à survivre, et la mort à nos trousses, comme des cavaliers de la fatalité.

Bonjour. Je porte toujours mon unique costard ex-neuf. Est-ce que ce sont des choses que les femmes remarquent ? Bonjour répond-elle, mécaniquement. Je pose mes verres ballon sur le tapis roulant.

Vous me remettez ? Elle me dévisage, une sorte de sourire automatique s’y éternise, telle une vieille porte qui grince. Je souris, de toutes mes forces, comme si je poussais. Elle me remet. Dites-donc, fait-elle, qu’est-ce qu’il vous a mis, l’autre ! Je ricane, je dis, très spirituel : il m’a mis, et remis ! Vous… (le cœur n’y est plus c’est comme si c’était cassé) me faites une remise alors ? elle semble regarder à travers mon torse. Le client suivant s’avance, presse, impatient, et tout d’un coup il faut vraiment que je disparaisse, c’est évident, que je m’éclipse fissa avec mon sac de verres ballon. A la prochaine hein ! J’agite dans mon esprit une sorte de mouchoir, comme sur un quai, un port, un débarcadère maussade d’une fin de monde climatisée, mais la caisse reste immobile, résolument visée au sol, et c’est moi qui met les voiles.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...