jeudi 13 septembre 2007

Chronique de la mode

Quand j'étais un tout petit poussin, ma mère me disait souvent, lorsqu'il fallait renouveler mon plumage, au magasin Carrefour : "Mais regarde comme c'est sympa cette chemise à carreau (variante : à fleur). Et en plus, c'est à la mode".

C'est un peu comme si on avait dit à Philippe de Villiers : "Regarde ce macramé, tu n'en veux pas un, toi aussi ? Pourtant tous les hippies en ont ! "

Je roulais des grands yeux farouches, serrais mes petits poings, en disant : "Mais, mamaaaan, j'en ai rien à faire de la mode, moi !" Je trépignais d'impatience à peine entré dans le rayon des sous-vêtements. "Regarde, ces chaussettes blanches, avec ces superbes rayures bleus et rouges, elles sont très sport ! C'est à la mode."

Ceci était sensé être l'argument ultime. La raison fatale. La preuve terminale. Mais non, je ne mangeais pas de ce pain là ; j'étais un pur esprit, un tonneau m'aurait suffit, comme les cyniques (mais en Grèce il faisait chaud, d'ailleurs vous remarquerez qu'il y a peu de philosophes cyniques suédois car vivre nu dans la neige, ce n'est pas du cynisme, c'est du suicide). Il fallait s'échapper à tout prix de ce rayon. Des gens, concentrés, consultaient patiemment la vaste rangée des chemises, avec minutie, une à une, comme s'ils compulsaient des archives de la Stasi. Je cédais, et parfois, j'avais une nouvelle chemise avec des petites fleurs, des petits carreaux.

J'avais rapidement compris que je ne porterai pas beaucoup de Dior et autre Armano Boss, et par réflexe, instinct de survie, j'ai vite jeté un jugement désabusé sur la course à l'uniforme, dans la collégiale fosse aux ours. "Est-ce bien la peine de dépenser tout cet argent juste pour se vêtir ? " (scène de lapidation). C'était l'époque des gros logos Chevignon sur le dos. Les jeunes étaient frénétiquement identiques. "Vous rendez-vous compte de l'uniformisation que..." (scène de lynchage).

***

Mon meilleur ami, au collège, Stéphane C., était une sorte de moi : parfois, une ou deux fois par an, il arrivait vêtu de neuf, des pieds à la tête. Dans le contexte impitoyable du collège (le cannibalisme était toutefois interdit), il savourait le moment. Il méprisait la mode, certes, se gaussait des marques, mais pour une fois qu'il avait un truc un peu rutilant à porter, il en profitait. Se tournait à gauche et à droite, essayant d'exposer au mieux sa soudaine nickelitude. Il était - comme moi dans ces situations - semblable à un teckel fagoté avec une housse de grand-mère à chien sur le dos. Mal à l'aise, emprunté, il arrivait ces jours de mue avec un jean neuf et raide, des grosses tennis en plastique blanc, immaculée, une épaisse chemise à carreaux de marque Tex. On le surnommait alors "le bûcheron". il faisait mine de trouver ça drôle.

Il avait un gros nez.

Lui et moi furent dans mon établissement les deux seuls élèves à ne pas arborer une mine déconfite le jour de la réélection de Mitterand, en 1988. Il y avait peut-être aussi la fille de l'éboueur, qui était maghrébine, mais elle devait manger de la potion de transparence pour traverser les couloirs, ou se déguiser en microfilm pour assister au cours.

Je me souviens également de cette scène : c'était un grand dadais, avec un visage long et triangulaire, caricature de bande dessinée, une coiffure-mise-en-pli improbable de Prince Charles. Pourtant discret, et peu coutumier de l'esclandre, je lui avais balancé un jour, avec le plus profond mépris trouvé au fond des tripes, qu'il s'habillait "tout le temps en Chevignon", comme si c'était la pratique la plus barbare au monde, insinuant par là qu'il était une petite raclure de bourge tout maigre. Il m'avait répondu que lui, contrairement à moi, ne possédait pas de jolie petite moto 50cc noire et rouge.

...je n'avais pas su quoi répondre, car effectivement, j'avais une jolie petite moto avec un tout petit moteur, et j'avais quand même de la chance. Je l'imaginais essuyer le refus de ses parents, lui tout maigre, "Non, tu n'auras pas de petite moto, Yves-Charles, tu risquerais de te tuer, toi si maladroit avec ton long visage triangulaire", et lui, son profond dépit, soupir de rage, silence, retour dans sa chambre impeccablement rangée ; un crucifix au dessus du lit. Comme un dragon avec le nez qui coule, je m'étais brûlé tout seul. Je n'aime pas être méchant. Ca me poursuit pire qu'un oeil de Caïn. Même après tout ce temps, j'ai un petit picotement au coeur en pensant à ce grand dadais, sans moto, tout maigre.

Ce meilleur ami que je n'ai jamais revu, Stéphane C., est entre temps devenu ingénieur en physique, consultant pour une grosse boite, après avoir fait HEC, et une autre grosse école, ai-je appris sur google. Logiquement, il doit être une sorte de notable, il doit avoir les moyens de s'acheter des 4x4. Logiquement, d'après les tarifs des conférences qu'il donne, il doit porter pas mal de costards. Je me demande si le dimanche, en pensant au temps passé, il remet une de ses chemises à carreau, grossière, rouge ; s'il va couper du bois après ça, habillé en bucheron. Je me demande s'il a des enfants. Je me demande s'ils sont à la mode.

***

En plus, objectivement, elles ne l'étaient du tout, à la mode, les chemises, ce qui renforçait mon indignation face à l'argumentation de ma mère.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...