lundi 3 décembre 2007

Le gâteau au chocolat

Je rentre des courses avec le gros chariot bordeaux. C'est un bon gros chariot de mamie, avec des roulettes, idéal pour faire ses commissions dans les petites rues parisiennes. Un peu grand certes, mais pratique, on y dépose ses deux steaks, ses trois oranges, les œufs et le lait, ce qui nous fait cinquante euros judicieusement dépensés.

Avant, j'y mettais quelquefois kéké dedans, lorsqu'il était plus petit, comme un gros sac de patate ; il avait sa tête qui dépassait, il mettait ses petites mains rassemblées au bord, contre son menton. Je le traînais à toute vitesse, kéké rigolait, je disais : " Tiens, j'ai acheté du gigot de bébé ", les gens trouvaient ça bizarre. Parfois, lorsqu'il était gardé par la nounou, dès que je rentrais à la maison, il me réclamait immédiatement : " Chariot ! Chariot ! Chariot ! " L'air un peu gêné, je m'exécutais : je sortais le chariot à roulette, j'y mettais le fiston dedans, et je parcourais la pièce tandis qu'il s'extasiait. La nounou trouvait ça bizarre.

Mais aujourd'hui, je rentre du Champion avec un chariot bien rempli, tout mon salaire a dû y passer. Aujourd'hui, tout le monde est malade. Kéké a la fièvre. Il a fait sa grosse lèvre du bas, ses yeux humides de personnage de manga, et a réclamé : "Gâteau au chocolat ? " La seule personne valide, moi, a été désignée comme volontaire. Les consignes étaient simples : objectif principal, gâteau au chocolat.

***

Mon retour est triomphant ! "Gâteau au chocolat ! ", s'exclame la foule en liesse, amassée dans les rues de mon appartement ! Le père prodigue est revenu ! L'attente est si forte, de leur corps fatigués vibrent des petites mains, ils réclament leur pitance.

Mais moi, je suis sadique. Je fais : "Quoi ? hein ? Ga quoi ? Teau quoi ? Gâteau au quoi ? Jamais entendu parler ! " Alors la foule sans retenue se tord, gémit, s'arrache les cheveux, implore sa douceur. Gâteau au chocolat, opium de mon peuple. Vite ! Qu'on libère Barrabas, qu'on cloue Jésus, qu'on fasse ce qu'on veut mais qu'on sorte le foutu gâteau au chocolat du chariot ! "

Mais tel un méchant de James Bond, je fais des rires sardoniques : "Oh flûte. Je crois que je l'ai oublié. Pas de gâteau au chocolat. Gnark gnark gnark. " Et lentement, je sors une par une les emplettes du chariot, je prends mon temps. Je crains l'émeute. Je grince des dents, je roule des yeux de fous. " Je l'ai peut-être mangé en route, qui sait ? "

Le chariot est vidé à moitié, je me complais à les voir aplati par terre, sans aucune dignité, la langue pendante ; et alors le doute m'assaillit. Et si j'avais vraiment oublié le gâteau au chocolat ? Et s'il n'y était pas dans le chariot ? Je poursuis mes rires diaboliques, mais leur intensité baisse peu à peu, ma voix déraille. Pourtant, je me revois bien dans le rayon, à bien choisir "chocolat noir" et non pas "chocolat tout court ", car Kéké est allergique au lait.

Puis j'arrive à la litière, le chariot est maintenant vide, et il n'y a pas de gâteau au chocolat. Je dis : "Oh merde, j'ai vraiment oublié de le gâteau au chocolat. " Eux, continuent à gémir, partagé entre la colère et la comédie. Vite ! On a faim ! Non mais sérieusement, dis-je. J'ai oublié le gâteau au chocolat. Allez, finie la plaisanterie, maintenant, gronde mon épouse. Je sors l'étiquette, et je cherche dans la liste. Rien. Je bafouille, bredouille. Pourtant, dis-je, dans les rayons j'ai bien choisi "chocolat noir ". Silence. Virtuellement, une potence se dresse. La potence à papa. Kéké trousse sa lève inférieure tremblante, fait d'immenses yeux humides, et articule dans une plainte interminable : " Ga... teau .. au ... cho... co.. laaaat !... "

Je suis chassé de mon domicile, sans chariot, afin de ramener au plus vite le goûter, couvert de sobriquets sévères tels que : nul, incapable, débile, imbécile, ordure.

J'ai assumé pleinement la responsabilité de cet échec patent. Responsable et coupable. J'ai présenté immédiatement ma démission du poste de père ; démission aussitôt refusée.

La lanterne magique

Quand l'étincelle a disparu, dans cette lanterne magique qu'est la tête, le film du monde est laid. On regarde le soleil qui s'y...