Il est 14h00, je choisis ce moment là pour arriver à la caisse du Monoprix. Je n'aime pas les gens. Il n'y a personne, j'optimise ma pause.
Devant moi, une dame pose sur le grand tapis roulant quatre yaourts et du détergent qui sent le citron. J'ai bien envie de lui faire remarquer que c'est étrange comme repas, et que le détergent donne des aigreurs d'estomac. Je ne dis rien, car je porte dans mon panier un sandwich en triangle, des petits pots, et quelques boites de pâté pour chat. Elle aurait beau jeu de me répondre "Et toi, trouduc, tu manges des pâtés pour chat ?" Et là j'aurais été bien embêté. Car l'esprit de répartie et moi, ça fait deux. J'aurais rétorqué onze heures plus tard, dans mon lit, la lumière éteinte : "hé, heu, toi même, espèce de patate..."
Un grand débat intérieur m'anime depuis ce matin, à propos de pâté pour chat. Il faut que je fasse "deux-trois" courses à midi. Outre mon sandwich en forme de triangle, je dois acheter des petits pots pour Kéké, et de la boite pour les chats. Je n'ai pas de monnaie, mais on peut payer certains produits alimentaires avec des tickets restaurants. Les boites pour chat en font-elles parti ? Que va penser la caissière si je propose de payer mes boites à chat avec des tickets restaurants ? J'ai un peu honte. Va-t-elle me prendre pour un détraqué ? Un pervers ? Un pédophile ? Pire, un pauvre ? Je cherche des solutions de secours. Tuer les chats ? J'en ai déjà parlé, mais mon épouse a émis quelques objections. Faire un hold-up ? Voilà qui peut régler quelques problèmes, mais collatéralement en générer d'autres.
La dame de devant a posé ses yaourts et son détergent sur le tapis roulant vide. J'arrive, et je place mes achats à quarante centimètres des siens. Là, dans un mouvement réflexe, une peur panique, comme poussée par un instinct de conservation, voire de survie, elle tend tous les muscles de son corps, s'empare du séparateur de clients, l'assène entre nos deux piles, d'un geste sec. Ouf. On a eu chaud.
Ne nous mélangeons pas.
Le risque est minime, il y avait quand même quarante centimètres entre nos deux tas, mais sait-on jamais. La caissière, voyant deux clients et deux piles séparées, aurait pu nous prêter une liaison secrète, mal interpréter ces signaux, et sceller dans une même facture nos destins parallèles. Un accident est si vite arrivé, nous aurions pu mélanger nos achats, et par là même, nos corps, ceci dans une sauvage étreinte animale au fond d'une cave de HLM.
Ne nous mélangeons pas.
Certaines légendes urbaines se racontent à la fontaine à eau ou à la machine à café, terrorisant les employés du secteur tertiaire pendant leur pause-déjeuner. On prétend qu'un innocent, un matin, ayant oublié le séparateur entre lui et les clients suivants a dû payer l'intégralité des courses pour cette caisse. Le pauvre homme était là, avec sa carte bancaire à la main, il implorait : "Mais j'ai terminé madame ! " et la caissière, impitoyable : "Et le séparateur de clients ? Vous ne l'avez pas mis, j'en conclus que les achats d'après sont aussi les vôtres... voilà, monsieur, ça fera un million d'euros."
On raconte aussi que dans certains quartiers chauds, sous d'autres latitudes, l'absence de séparateur de clients peut être interprétée comme d'explicites avances sexuelles. Il n'est pas rare de trouver dans certains endroits à Amsterdam, ou dans le 93, des femmes habillées en panthère, attendre innombrables à la caisse, avec du détergent sur le tapis automatique, tandis que des marins en sueur se frottent, excités par l'absence de séparateur de clients, véritable appel au stupre et à la fornication. La moindre négligence de ce genre, et vous vous retrouvez au lit avec un inconnu, susceptible d'inviter à son tour des amis afin d'avoir des relations sexuelles en collectivité, avec des objets en plastique roses et parfois même des chiens de combat. Il ne faut donc pas prendre de risque.
Ne nous mélangeons pas.
La dame s'en va, saine et sauve, c'est à mon tour. Pendant ce temps, une petite mamie dispose ses courses tout contre les miennes, en me faisant des petits clins d'oeil. Je mets le séparateur de clients, afin d'éviter toute ambiguïté. Ne nous mélangeons pas.
Le sandwich passe, les petits pots passent. La main de la caissière s'arrête sur les boites de pâté pour chat. Elle me regarde, avec mes petits papiers fluorescents dans la main, et fait : "J'encaisse d'abord les tickets restaurants, et ensuite vous payez les boites." Je réponds oui, c'est bien naturel. Je mets la main dans ma veste, embarrassé, je cherche une hypothétique pièce ; comme dans un conte de Noël, je la trouve.
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