Illustration : avec l'aimable autorisation de Telle
Lorsqu'il avait un an, il arrivait à kéké de regarder attentivement, l'air songeur, des choses dans la pièce. Une prise, un rideau, un coin de mur blanc. Un endroit indéfini, qu'il fixait avec curiosité.
Maria, une jeune amie de mon épouse, musicienne comme elle et qui gardait notre fils de temps en temps, avait expliqué en riant ce phénomène : au Vénézuela, son pays d'origine, on racontait que les jeunes bébés pouvaient voir les esprits. Cette faculté disparaissait bien vite en grandissant, avec l'acquisition du langage. Les esprits, furtivement aperçus par ces témoins sans parole, regagnaient bien vite leur invisible cachette, et les enfants grandissait, oublieux de ces naïves visions...
J'avais ri jaune à cette charmante hypothèse. Je n'aimais pas ces histoires. Rationnel, carré, amateur de mathématiques, je n'y croyais pas bien sûr, mais je n'aimais pas quand même. Ça me dérangeait d'en parler. J'avais connu un autre type, aux vendanges, dans le Beaujolais, qui s'appelait Manu, et qui n'aimait pas ces histoires, non plus. J'y reviendrai.
Un soir, E. rentrait tard, nous étions avec kéké au milieu du salon, à agiter quelques hochets, dans le silence. Nous habitions en banlieue, parfois une mobylette vrombissait dans la rue, mais le reste du temps, il n'y avait pas de bruit. Alors tandis que je lui racontais d'imbéciles comptines avec la voix suraiguë qu'ont les parents dans l'intimité, à l'abri des amis d'enfance devant lesquels ils font les fortiches, kéké s'est mis à fixer un mur du salon. Coquin, j'ai dit : "alors, tu regardes les esprits ? " Le petit congélateur caché dans mon dos s'est allumé, bêtement, j'ai eu froid. J'ai rigolé, tiens, mon fils voit des dead people. On est bien. J'ai tourné le transat de l'autre côté, pour faire diversion, mais kéké, sans se laisser distraire le moins du monde, a aussitôt tourné la tête dans l'autre sens, retrouvant l'endroit exact du mur, si fascinant. Il souriait. Il agitait son hochet, comme pour faire coucou, comme s'il faisait du morse.
Et bien, on se fait des amis ? Tu ne connais pas la crèche, toi, alors tu profites de tes petits compagnons invisibles ? Et bien on va mettre un peu de musique, hein, dis-je la voix cassée ? Je me mis à chanter sans conviction "tape tape petites mains... tourne tourne joli moulin..."
Puis le chat s'est posté non loin de nous, il s'est mis lui aussi à regarder avec un vif intérêt et ses yeux verts comme des billes ce même coin du mur blanc. Ah non, gueulais-je, excédé, le chat ne va pas s'y mettre, lui aussi ! Comme je ne souhaitais pas mettre de coup de pied aux fesses à mon fils, je m'en suis pris au chat, l'envoyant prestement balader dans la pièce d'à côté par un majestueux vol plané. Le matou est revenu, insensible à mes gesticulations, pour se remettre au même endroit, et fixer les yeux brillants, le coin blanc.
Alors, le voisin a du faire tomber un dictionnaire par terre, un bruit sourd a fait trembler le mur, et mon coeur est sorti de la poitrine. Je l'ai ramassé par terre, et comme un zombi, je l'ai remis à l'intérieur du thorax, disant à Kéké : n'aie pas peur, n'aie pas peur, papa te protège ! Au fait, ai-je ajouté, prenant une voix caverneuse : mais qui protège papa ?
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